Saint Nicolas est déjà passé, le Père Noël pas encore, mais tous les foyers luxembourgeois devraient maintenant avoir reçu leurs bons pour des capsules gratuites. Pas des capsules pour le café, des capsules d’iodure de potassium, pour la santé. De même que l’on peut trouver futile le petit gilet de sauvetage glissé sous le siège lorsqu’on vole dans un avion à 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, on pourra émettre certains doutes sur la capacité d’un petit comprimé à nous sauver du cataclysme qui serait causé par l’explosion d’un ou deux réacteurs de Cattenom. On pourra toujours se rassurer en se disant que cela nous évitera au moins de mourir étouffés, piétinés dans des files d’attente devant les pharmacies. Il n’y a qu’à comparer avec l’ambiance de la boutique Nespresso rue Philippe II les samedis après-midi pour imaginer, justement, l’indescriptible cohue que provoquerait certainement la sortie d’une fumée grise des réacteurs de nos voisins français, qui ont toujours eu une prédilection pour placer près des frontières les fleurons de leur technologie.
Paradoxalement, il faut avoir une confiance vraiment absolue dans la science pour espérer que quelques milligrammes d’iodure de potassium vont nous sauver d’atroces souffrances, justement causées par une erreur d’appréciation de scientifiques, qui ont assuré pendant des dizaines d’années que l’énergie nucléaire était une énergie propre. La propreté, répondra-t-on, c’est une notion relative, dans la mesure où il est certain que manipuler une barre d’uranium enrichi semble, à première vue, moins salissant que de se rouler dans un tas de charbon ou plonger les mains dans un baril de pétrole. Propre ou pas propre, la réalité n’en fait pas moins irruption dans nos salles de bain, la petite boîte dans l’armoire à pharmacie nous rappelant d’où vient la lumière qui nous éclaire.
Passé le moment rassurant où l’on se dit que, maintenant c’est bon, on est préparés, comme un passager du Titanic à qui l’on aurait distribué une paire de brassards et un bonnet de bain, il reste néanmoins quelques questions que la brochure explicative distribuée aux foyers du pays tente d’éclaircir :
À quel âge devrait-on prendre ou ne pas prendre ces pilules ? Visiblement, ça marche dès le biberon, puisque les pilules feront partie du kit de bienvenue (dans un monde de fous) offert à la maternité. Par contre, les personnes de plus de 45 ans peuvent s’en passer, officiellement car leur activité thyroïdienne est ralentie, mais les esprits sceptiques imagineront bien que le gouvernement ne laisserait pas passer une si belle opportunité de résoudre durablement le problème du financement des pensions.
À partir de quel niveau d’incident devra-t-on les prendre ? Selon les sources officielles, il faudra attendre d’y être invité. Le stratagème vise à saturer le corps de gentil iode pour que le méchant iode ne pénètre pas dans le corps, et il faut donc que le timing soit parfait, en fonction de l’incident, de la force du vent, des précipitations, etc. Trop tôt, le gentil iode est éliminé ; trop tard, la place serait déjà prise. On comprend mieux pourquoi la distribution a été faite en avance, l’exercice de « Jacques-a-dit-prenez-vos-cachets » promettant de nécessiter une bonne dose de synchronisation.
Y a-t-il des effets secondaires ? Quel goût ça a ? Est-ce qu’on peut boire de l’alcool ? (même s’il est probable qu’on ait l’esprit ailleurs qu’à ouvrir une bouteille de Bernard Massard le jour où sera venu le moment d’ingérer la capsule). Il reste des questions auxquelles la brochure ne répond pas, et le jour où il y aura besoin de la capsule, il semble assez improbable que la population prenne le temps d’aller vérifier sur Wikipedia les tenants et aboutissants du miracle promis par ce qui nous a été distribué.
En fait, vu le nombre de fois où il est répété qu’il faut surtout « garder son calme et rester enfermé chez soi » car c’est là où l’on est le mieux protégé des rayonnements électromagnétiques, il est probable que les autorités anticipent plutôt une réaction complètement inverse. Un scénario du style : tout le monde avale son cachet, voire deux ou trois par sécurité (on ne sait jamais) puis tout le monde prend la route pour fuir le plus loin possible. Alors autant savoir s’il y a des risques de somnolence au volant ou des risques d’énervement, parce qu’il y aura de belles files d’attentes autour de l’aire de Capellen ce jour-là (si l’explosion vient de Cattenom) ou de l’aire de Berchem (si l’explosion vient de Huy, même si officiellement seule la centrale Mosellane représente un danger), voire d’une station-service de l’autoroute du Nord (dans l’hypothèse optimiste où cette autoroute serait ouverte d’ici-là).
Finalement, on pourra surtout se réjouir d’avoir droit à un minimum d’anticipation et de préparation, au cas où. Les probabilités d’un accident majeur étant, de toute façon, assez faibles. On a au moins l’impression d’avancer dans le XXIe siècle en se rapprochant du futur décrit par nombre d’auteurs de science-fiction, où chacun a besoin de sa collection de pilules. On peut déjà compter dessus pour avoir une érection, pour ne pas avoir d’enfant, pour être en forme au réveil, pour être heureux la journée, pour ne pas trop manger à midi et, enfin, pour s’endormir. Tant qu’à faire, on aurait pu distribuer directement des pilules pour oublier qu’il y a eu un accident. Ou alors, comme dans Matrix, des boîtes contenant, alternativement, des pilules rouges et des pilules bleues, ce qui serait un bon moyen de forcer les gens à attendre les consignes claires avant de céder à la panique…