Personne ne sait rien, personne ne s’avance. Cela fait plus d’une décennie, depuis la dernière année culturelle, celle de 2007 qui la fit découvrir au grand public avec d’impressionnantes expositions comme All we need, que la question du sort de la Halle des soufflantes à Belval revient régulièrement lorsqu’il est question d’infrastructures culturelles ou de patrimoine industriel. Même avant, on en parlait : À la fin des années 1990, Alex Bodry (LSAP), alors ministre de la Jeunesse, voulait y faire installer une « salle de musique pour jeunes » (ce qui allait devenir la Rockhal dans un projet ultérieur, d’Erna Hennicot-Schoepges, CSV) dans une solution box-in-the-box. Puis, au début des années 2000, le Fonds Belval la voyait au cœur du Centre national de la culture industrielle (CNCI), qui devait s’établir sur les 3,5 hectares entourant les hauts-fourneaux A et B. Sous les auspices de l’historienne d’architecture Antoinette Lorang du Fonds Belval (désormais à la retraite), qui s’était entourée d’un groupe de travail interdisciplinaire, un concept pour un tel centre fut élaboré et publié en 2004, une exposition organisée à la Kulturfabrik, un projet de loi déposé à la Chambre des députés. Or, pour des raisons budgétaires post-crise, seule la rénovation des hauts-fourneaux fut finalement votée en 2010 (pour 27 millions d’euros) – et le CNCI remis aux calendes grecques. Puis le ministère de la Culture évoqua de transformer les gigantesques halls – car en fait il y en a deux – en espace de stockage pour les collections des musées, tous à l’étroit. Et de son temps, Octavie Modert (CSV) devait prendre une décision quant à leur sauvegarde et future utilisation, « dans les prochaines semaines » écrivait le Land en juin 2011 – puis, à nouveau, silence radio.
« Nous voulons d’abord la visiter pour pouvoir nous faire une idée de l’ampleur de cette halle », affirme Georges Mischo, le toujours assez nouveau maire CSV d’Esch-sur-Alzette ; son secrétariat serait en train de fixer un rendez-vous pour une telle visite avec le SSMN. « Parce que de nous tous, au conseil échevinal, explique-t-il encore, seul André Zwally l’a jamais vue de l’intérieur. » Et pour cause, l’échevin CSV André Zwally, 61 ans, fut employé d’Arbed Belval à l’époque. Georges Mischo, lui, n’avait que vingt ans quand le site a été repris en 2000 par Agora, la société de viabilisation de l’ancienne friche composée à parts égales par l’État et l’ancien propriétaire, Arbed. Par la volonté du Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV), qui aimait à afficher sa culture ouvrière, l’aménagement du site fut alors déclaré « priorité des priorités » de son gouvernement et les principales installations industrielles – dont la « centrale des soufflantes » – inscrites sur l’inventaire supplémentaire du patrimoine national. C’est-à-dire qu’aucun changement et aucune destruction ne peut avoir lieu sans l’accord du Service des sites et monuments nationaux (SSMN). « Je ne sais pas du tout d’où vient soudain cet activisme dans ce dossier », se demande même Georges Mischo, qui ne voit pas vraiment d’urgence en ce moment. Tout en soulignant qu’il ne compte pas donner d’autorisation de démolir – qui est du ressort du maire – si jamais une telle demande lui était adressée. Peut-être que la peur bleue des défenseurs du patrimoine vient de la présentation, début janvier, par le ministre du Logement Marc Hansen (DP), d’un projet de construction de logements à cet endroit – proposition que le ministre a relativisée depuis, insistant qu’il ne s’agissait encore que d’une vague idée.
Qui a la clé ? Première question donc : à qui sont les soufflantes et qui a la clé pour la visiter ? Lors d’un débat sur le difficile accès aux lieux de création organisé mardi dernier par l’Œuvre (d’Land 10/18), Robert Garcia, coordinateur de l’année culturelle 2007 et élu écolo à Dudelange, se vantait que jusqu’à il y a peu, il disposait personnellement d’une clé et la visitait au moins une fois par an pour constater à quel point elle était bien entretenue. « La halle appartient au ministère des Finances », insista le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt (DP) mardi, mais que le ministère de la Culture en avait néanmoins une clé. Le ministère des Finances confirme que la halle appartient désormais au domaine de l’État, dont les Finances assurent la gestion. En une semaine, il n’a toutefois pas été possible de trouver la personne détentrice de la clé, impossible d’entrer. Trop dangereux, fait savoir le SSMN, les bâtiments seraient dans un piteux état et la sécurité ne pourrait plus être garantie. Le service de presse de la Police toutefois confirme qu’elle utilise toujours une partie d’une des halles en tant que fourrière – il y a donc un mouvement régulier dans ce bâtiment et personne ne semble s’en soucier. Par contre, en novembre 2017, lorsque le jury international attribuant le label de l’année culturelle devait visiter la halle, sur proposition des coordinateurs locaux, et que Michel Wurth d’Arcelor-Mittal était même prêt à les recevoir à l’intérieur, le SSMN interdit à nouveau l’accès.
Les Verts de Dudelange y décèlent carrément un système, une « Hetzjagd » (chasse à courre) du service étatique sur « l’emblème extraordinaire de la culture industrielle luxembourgeoise » qu’est la Halle des soufflantes en particulier et le patrimoine industriel du sud en général (dans un communiqué publié mercredi 14 mars dans le contexte de la réhabilitation du site sidérurgique Neischmelz à Dudelange). Il est vrai qu’en consultant le catalogue des rénovations réalisées ou cofinancées par le SSMN, on constate que les patrimoines agricoles et religieux sont largement surreprésentés par rapport aux bâtiments industriels, souvent au moins centenaires eux aussi. La Halle des soufflantes remonte au début des années 1910, mais « nous n’y voyons pas vraiment de grande valeur historique ou architecturale », fait savoir le directeur du SSMN Patrick Sanavia. Il estime que la différence entre la valeur et le prix de la rénovation est trop grande.
De cinq à 50 millions d’euros – l’écart entre les estimations du coût d’une rénovation est énorme. La première somme, cinq millions d’euros, est celle qui est avancée par les défenseurs de la halle en tant que coût d’une simple stabilisation des bâtiments, soit le toit et les structures portantes. C’est également la somme qui avait été inscrite dans la planification budgétaire pluriannuelle de l’État pendant des années, avant que le SSMN ne la fasse rayer de la liste. Et ce bien que le gouvernement Bettel/Schneider/Braz ait promis, dans son programme de coalition de décembre 2013, que le projet des soufflantes serait « relancé ». Rien n’a été fait. « On n’a jamais été saisi d’un quelconque concept », assura Guy Arendt la semaine dernière.
« Faux ! » rétorquent Janina Strötgen et Andreas Wagner, les coordinateurs d’Esch 2022, vis-à-vis du Land cette semaine. Parce que la Halle des soufflantes fait partie intégrante du Bid Book avec lequel ils ont décroché le titre d’année culturelle 2022 pour Esch et sa région. Et ce Bid Book a été élaboré avec des responsables de la commune d’Esch, mais aussi du ministère de la Culture – notamment Tom Gantenbein, responsable du dossier au ministère et qui fut déjà membre du groupe de travail CNCI il y a presque deux décennies et devrait donc connaître le dossier par cœur. Dans la proposition d’Esch 2022, la Halle des soufflantes ne serait pas seulement le quartier général de cette future année culturelle, mais aussi le lieu qui accueillera le projet participatif Remix culture club ainsi que les grandes expositions prestigieuses, comme celle d’Ai Weiwei. « De fait, écrivent-ils, une stratégie pérenne pour l’utilisation de la Halle après 2022 devra être développée, en tant que laboratoire avec des studios, des pôles industriels créatifs et un lieu de réunion pour la génération d’idées, mais également comme espace d’exposition permanent ». Ils voient déjà s’y implanter, à terme, une Académie des arts et estiment simplement que « la décision de restaurer le bâtiment doit encore être prise », comme s’il ne s’agissait que d’une broutille. La deuxième estimation du coût d’une restauration, celle à cinquante millions d’euros, est celle évoquée dans ce Bid Book – toujours sous le regard vigilant des responsables publics (ce serait hors budget de l’année culturelle, qui est estimé à 70 millions d’euros). Le jury européen, lui, était enthousiaste de l’idée d’une nouvelle utilisation par la culture des bâtiments désaffectés, mais note, dans ses recommandations : « Rapid clarification must be sought for regarding the use of industrial sites ».
La pression monte donc, parce que le temps presse et qu’au Luxembourg, les procédures précédant les éventuels travaux sont toujours longues. Or, cette pression ne vient pas seulement des milieux culturels. Mais aussi des milieux ouvriers : l’Amicale des hauts-fourneaux et l’asbl Entente mine Cockerill sont en train d’élaborer une pétition publique commune en faveur du patrimoine industriel en général et de la Halle des soufflantes en particulier. « Nous trouvons qu’il faut tout sauvegarder qui permette de comprendre le passé industriel et le fonctionnement de ces sites », explique l’artiste Misch Feinen, qui milite aux côtés des associations. Pour cela, une solution modulable et évolutive serait idéale, solution à laquelle l’Université du Luxembourg devrait forcément être associée. L’Uni.lu ne demande pas mieux, insiste l’historien Denis Scuto, spécialiste du patrimoine industriel et qui a publié plusieurs papiers sur la Halle des soufflantes dans la presse ces dernières semaines. Le Luxembourg centre for contemporary and digital history serait non seulement intéressé à y organiser des événements ponctuels, comme un ForumZ dès juin de cette année, mais au-delà aussi à s’y établir durablement. À ses yeux, une rénovation douce ne devrait pas être trop coûteuse. Il est vrai que les exemples ne manquent pas : l’Arsenale à Venise, la Palais de Tokyo ou le 104 à Paris, le Wiels à Bruxelles ou les Sofiensäle à Berlin sont autant d’exemples d’interventions minimalistes pour récupérer un lieu industriel pour la culture.
François Bausch, le ministre vert du Développement durable et des Infrastructures, s’est engagé en son nom personnel pour une rénovation durable – pas à nouveau une solution provisoire comme en 2007 – de la Halle des soufflantes lors de la table-ronde de l’Œuvre mardi dernier. Et pour une affectation culturelle. Il serait, dit-il, tout à fait prêt à gérer ces travaux, si le gouvernement s’exprimait en faveur d’une rénovation. Il ne manque donc plus que le signal politique de la part du ministère de la Culture – que donc les avocats libéraux du Centre que sont Xavier Bettel et Guy Arendt s’engagent pour la circonscription Sud en une année électorale. Autant dire que c’est difficilement imaginable. Mais qui sait : 2018 est aussi l’année européenne du patrimoine.