Immersif Mordre ou ne pas mordre dans le champignon, telle est la question. Au moins à ce stade. Cela fait un bon quart d’heure que je suis au pays des merveilles d’Alice, une expérience immersive en réalité virtuelle (VR) conçue par Mathias Chelebourg (production : DV Group), qui était déjà sélectionné aux festivals de Venise et de Genève. Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, qui fait cette année fonction de quartier général du Luxembourg City Film Festival, huitième édition, l’expérience est installée dans la petite salle à côté de l’accueil, celle qui est normalement réservée à la Black Box. On y est reçu par un des acteurs – Robin Berry ou Jim Fish, à tour de rôle – dans un sas au décor inspiré de l’univers de Lewis Carroll. Puis on met les lunettes de VR et un casque audio et on est envoyé dans une deuxième salle, dans laquelle seul un socle est illuminé. « Entre ! Approche ! Encore quelques pas ! » ordonne une voix, et on est happé par les images numériques en trois dimensions – jusqu’à l’apparition d’un personnage (on dirait un âne, mais c’est censé être le lapin blanc de l’histoire). On se parle, il est rigolo, il peut même vous toucher, physiquement. Si la demie-heure que dure l’expérience est assez amusante, au-delà des champignons géants et des damiers qui bougent, c’est surtout grâce aux acteurs qui incarnent l’interlocuteur du spectateur : leur humour et leur répartie font qu’on rigole. L’humain, encore une fois plus fort que la technologie !
Alice est une des deux expériences immersives proposées par le VR Corner organisé pour la deuxième fois par le Film Fund Luxembourg dans le cadre du festival. La deuxième expérience, Separate silences de David Wedel (production : Manno Cinematic VR DK), se vit à deux, allongés sur des lits d’hôpital installés dans l’Aquarium du Casino, et vous immerge dans une lutte vitale de deux frères accidentés (pour ces deux expériences, il faut s’inscrire). Puis, avec les casques de VR librement accessibles, on peut regarder une dizaine de films en réalité virtuelle sélectionnés par la curatrice Myriam Achard du Phi Centre de Montréal. Un de ces films est Finding Jakob d’Olivier Pesch, produit par Samsa Film – le premier du genre produit au Luxembourg (Il y a deux ans, Eric Lamhène avait présenté un documentaire en 360 degrés, Hotel Budapest, durant le même festival.)
Deux ans, onze caméras Dans Finding Jakob, le spectateur entre dans une situation de mexican standoff entre quatre personnages – chacun pointant son arme sur les autres, le spectateur incarnant un policier. Via des flashbacks, on apprend comment chacun en est arrivé là, surtout la jeune femme (Elisabet Johannesdottir), qui s’est fait kidnapper son bébé, Jakob. Comment le retrouver ? Selon ses choix, le spectateur pourra influencer le développement de l’histoire. Donc chaque expérience sera différente, personne ne verra jamais la même histoire.
Olivier Pesch, connu notamment pour son très poétique film d’animation en pâte à modeler Emilie (2013), est un réalisateur très patient : Emilie fut tourné en stop motion, une animation image par image où il faut réaliser chaque micro-mouvement à la main. Mais il a failli la perdre sur ce tournage, cette patience, raconte-t-il, surtout parce que « cela me gêne que la technique vous limite dans votre travail ». Il avait été contacté par Bernard Michaux de Samsa Film il y a deux ans avec la commande d’essayer de faire un premier film en VR. Ce défi, forcément, l’intéressa, et l’expérience s’avéra bien compliquée : il fallait tourner avec onze caméras en même temps, puis monter cette multitude de plans et d’angles en un univers esthétique cohérent, dans lequel le spectateur peut se tourner dans tous les sens et avoir l’impression qu’il est dans ce bar mexicain. Le scénario a été adapté plusieurs fois, mais ce fut finalement la post-production qui s’avéra la plus complexe. Après le Pavillon VR au Luxembourg, Samsa enverra le film, qui fait entre neuf et douze minutes selon l’angle choisi par le spectateur, aux grands festivals de cinéma, qui ont presque tous désormais un coin de réalité virtuelle. Et Olivier Pesch, lui, se réjouit « très sincèrement d’aller retrouver mes marionnettes ».
Le futur sera virtuel ou ne sera pas ! (pauvre Malraux) est le slogan lancé par le Film Fund et son ministre de tutelle, le Premier ministre Xavier Bettel (DP), lors d’une conférence de presse le 8 février, pour promouvoir l’initiative du Pavillon VR, qui s’inscrit dans les efforts du gouvernement
Bettel/Schneider/Braz de ne pas rater le coche de la « modernité », et d’afficher une confiance aveugle dans le progrès technologique. Ce que le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) essaie avec le space mining, Xavier Bettel le fait à la Culture en soutenant toutes les initiatives possibles et imaginables dans le domaine du digital (y compris les logiciels de composition de musique). Au département cinéma, le directeur du Film Fund, Guy Daleiden (DP), décline cette volonté politique en attribuant des sommes croissantes aux films expérimentaux, aux projets transmédia et aux expériences de réalité virtuelle – 1,3 million d’euros en 2016 ; 1,5 million en 2017/18. Finding Jakob a reçu 208 000 euros de financements publics – le double d’un court-métrage classique, mais la moitié de ce qu’ont coûté les deux minutes du film de Laurent Witz pour le nation branding du ministère de l’Économie. La journée de hier, jeudi, était entièrement consacrée à la réalité virtuelle, avec deux table-rondes sur le contenu, le financement et la distribution des films.
« Venez voir le nègre ! » Face à ce déluge de moyens financiers et techniques, un documentaire comme Schwaarze Mann / Un noir parmi nous de Fränz Hausemer (produit par Anne Schroeder pour Samsa) semble soudain excessivement modeste et classique. En une heure, Hausemer – qu’on connaissait musicien, animateur de radio et concepteur de projets de théâtre novateurs –, y raconte la vie de Jacques Leurs, « le premier Noir du Luxembourg ». Leurs était en fait métis, né en 1910 d’un père luxembourgeois, Charles Leurs, qui avait rejoint le Congo belge pour y faire une carrière professionnelle dans le caoutchouc, et Tscheusi, une jeune fille indigène qui travailla dans l’exploitation de Charles. Lorsque Jacques a deux ans, son père l’amène au Luxembourg chez une tante, et disparaît à tout jamais. Jacques grandira au Luxembourg et fera sensation, d’abord par sa couleur de peau, ensuite par son engagement syndical et politique à gauche (FNCTTFEL, CA des CFL et du Tageblatt, conseiller communal du LSAP dans la capitale). Sa vie est racontée par sa veuve Léonie Leurs, que Fränz Hausemer avait rencontrée par hasard en 2011, lorsqu’elle avait déjà 95 ans, et via des documents qu’a pu rassembler le réalisateur (les récits d’un neveu de Leurs, le dossier personnel de Leurs auprès des CFL, des articles de presse). Il utilise la vie de Jacques pour faire une rapide excursion historique à travers le XXe siècle : les deux guerres, le racisme ordinaire, la (dé)colonisation… Très respectueux de Leurs et de sa veuve, le film souffre toutefois de ce manque d’images et la fixation sur la seule épouse du sujet (Leurs est mort en 1968). Hausemer ne fait intervenir aucun autre témoin, mais tente de créer des images impressionnantes en projetant des films d’archives sur des coulisses historiques ou en racontant l’histoire de la mère congolaise de Leurs par des images animées, qui sont comme un film dans le film. On aurait tellement voulu en savoir plus sur lui. (Et cette musique écrite par Hausemer lui-même est vraiment trop envahissante).
Pléthore Schwaarze Mann (qui a reçu un modeste soutien de 198 000 euros du Film Fund) est un des quatorze films « made in Luxembourg » programmés cette année dans le cadre du LuxFilmFest. La présence de la production autochtone dans ce festival organisé par l’asbl Festival de cinéma – Ville de Luxembourg, cofinancée par la Ville de Luxembourg et l’État à hauteur de 350 000 euros chacun et présidée par Colette Flesch (DP), a toujours été un sujet de dissonances internes. Après des changements dans les organes décisionnels (voir d’Land du 22 décembre 2017), la situation semble s’être pacifiée cette année. À côté du film d’ouverture, The Breadwinner de Nora Twomey, qui est nominé aux Oscars dans la catégorie films d’animation, sont également programmés Ashcan de Willy Perelsztejn, la série télévisée Bad Banks de Christian Schwochow (qui vient d’être dévoilée à la Berlinale) et six courts-métrages qui seront montrés lors de la soirée annuelle consacrée à ce format, lundi 26 février.
Vicky à la ferme Le plus attendu des films luxembourgeois toutefois est Gutland, le premier long-métrage de fiction de Govinda Van Maele, produit par sa boîte de production Les films fauves et dévoilé en première mondiale au festival de Toronto l’année dernière (il a reçu deux millions d’euros du Film Fund). Van Maele, dont les premiers courts-métrages comme notamment Josh (2007) et En Dag am Fräien (2012) ont été acclamés par la critique, et son frère, Narayan Van Maele, qui est chef opérateur du film, y montrent un Luxembourg rural, d’aujourd’hui, dans cette région du centre appelée « bonne terre », fertile et majestueuse, dans laquelle ils ont grandi eux-mêmes (les éditions Phi de leur père Francis Van Maele, avaient leur siège à Echternach). Le village fictif de Schandelsmillen, dans lequel joue le thriller psychologique, se trouve près de Consdorf, donc à l’Est du pays. C’est une communauté soudée, où tout le monde connaît tout le monde. Quand débarque Jens (Frederick Lau), un Allemand aux cheveux longs et au regard fermé, il est d’abord rejeté. Jusqu’à sa liaison avec la belle et farouche Lucy (superbe Vicky Krieps, ingénue et fraîche), la fille du maire. La relation des villageois change alors : non seulement ils l’acceptent et l’intègrent, mais ils en font trop, jusqu’à l’assimiler. Peu à peu, l’idylle devient inquiétante, la communauté paysanne menaçante et les secrets des uns et des autres percent au grand jour.
Govinda Van Maele fait de la nature et du village des personnages à part entière, des organismes changeants avec le temps, les saisons, les ambiances. Narayan se fait plaisir avec de longs plans larges qui captent le vent dans le maïs, le côté éternel de la nature et l’étrangeté de la province (ce qui vaut parfois des longueurs à l’œuvre). Dans un ensemble d’acteurs amateurs, Frederick Lau et Vicky Krieps dominent naturellement. Si certains éléments rappellent un peu trop l’impressionnant Tom à la ferme de Michel Marc Bouchard, adapté en 2013 par Xavier Dolan au cinéma – le côté brut des paysans, la violence de leurs relations, la punition au-dessus de la fosse à purin… –, la force du film est justement qu’il se situe clairement au Luxembourg, sans vouloir jouer l’internationalisme aseptisé. Ses décors et ses personnages sont réels et locaux, donc universels. De façon allégorique, Govinda Van Maele parle d’étranges étrangers et d’identité, d’intégration et surtout d’assimilation, Ce qui en fait un film important.