Que des regrets Le ministère de la Culture regrette. Le maire d’Echternach regrette. Le Trifolion regrette. Et même et surtout Julien Alex, le président de l’asbl Luxfestival, regrette d’avoir dû prendre cette décision d’arrêter l’organisation du Festival d’Echternach, un « jalon de la vie culturelle au Luxembourg ». « Mais je n’étais pas seul à la prendre, dit Julien Alex, c’est une décision de tout le comité », qui s’est réuni le 2 février. Soit, à côté de lui, ancien haut fonctionnaire et ambassadeur, d’éminents membres comme Georges Calteux, ancien directeur du Service des sites et monuments nationaux (vice-président), l’ancienne maire de la capitale et ministre des Affaires étrangères Colette Flesch (DP), l’ancienne ministre des Classes moyennes Françoise Hetto (CSV), l’ancien président du Conseil d’État Alain Meyer (LSAP) ou l’ancien directeur de banque et président des Solistes européens Eugène Prim. Des politiques et diplomates aguerris, qui ont connu de multiples carrières et auxquels on ne peut pas reprocher d’être des têtes brûlées qui prendraient une telle décision à la légère, « après 43 ans de bénévolat absolu dans l’intérêt du Festival » (Alex). Même si tous les partis impliqués insistent de ne pas vouloir laver le linge sale en public, nous avons essayé d’en savoir plus sur les raisons qui les ont amenés à cette décision douloureuse. Et sur les éventuelles suites pour le festival.
Une salle d’accueil pour un festival prestigieux Créé par des mélomanes passionnés et fortunés, bien connectés dans le monde des affaires, autour de pionniers comme l’ancien ambassadeur pianiste Adrien Meisch, le Festival d’Echternach faisait venir les plus grosses pointures de la musique classique et du jazz à Echternach pour jouer dans l’ambiance unique de la Basilique ou de l’Église Saints Pierre et Paul : les violonistes Yehudi Menuhin ou Anne-Sophie Mutter, le violoncelliste Mstislaw Rostropovitch, les chanteurs Ray Charles ou Ella Fitzgerald. « Nous adorions aller au concert à Echternach, se souvient Julien Alex, du temps où je n’étais que simple spectateur du festival, c’étaient des rendez-vous fixement inscrits dans nos agendas ». Mais peu à peu, le public se plaignait des conditions d’accueil spartiates et les organisateurs cherchaient des possibilités de se développer. Après une longue lutte et des discussions épiques, les responsables politiques de la ville d’Echternach prirent la décision de construire une salle de concerts pour le festival – qui puisse aussi, argumentaient-ils, accueillir les activités des clubs locaux, de l’école de musique et des conférences qu’on imaginait prestigieuses. En 2005 ouvre la Philharmonie dans la capitale, avec l’appel d’air que l’on connaît, et en 2008 le centre culturel régional Trifolion, idéalement situé en face de la Basilique, au cœur historique d’Echternach, avec sa grande salle de 700 places. Il est financé par la commune et géré par une autre association sans but lucratif, présidée d’office par le bourgmestre. L’Allemand Ralf Britten, juriste « et pianiste » insiste-t-il, en est nommé directeur. Britten était depuis 1993 membre du conseil d’administration du Festival d’Echternach, un rapprochement entre les deux structures semblait donc tout à fait naturel. Or, dans ce nouveau paysage culturel, le Festival cherche ses marques, essaie de nouveaux concepts pour survivre – organiser des concerts à la Philharmonie, au Trifolion, en plein air ; offrir une programmation plus populaire ; inviter des artists en résidence, comme l’année dernière le violoniste Daniel Hope, et leur proposer de faire des masterclasses pour les musiciens en herbe locaux.
Quelles synergies ? « Depuis des années, remarque le maire d’Echternach Yves Wengler (CSV), le ministère de la Culture nous demandait de n’avoir qu’un seul interlocuteur à Echternach ». En tant que bourgmestre, il est membre des deux asbl culturelles epternaciennes. Et il a un but clair : pour l’argent investi par la commune, il faut que les deux structures, le festival et le centre culturel et de congrès, servent l’image de marque de la ville, à son marketing. Comme les deux associations et le ministère, il veut implémenter des synergies. Dans la déclaration échevinale de novembre 2017, les responsables politiques promettent de faire faire une analyse des structures existantes – y compris le syndicat d’initiatives et de tourisme local – en vue de la création d’une « structure juridique permettant de chapeauter et de promouvoir les activités » actuellement assurées par les différentes entités. Son but : la création d’une « Echternach asbl », qui gère le marketing de la bourgade historique de quelque 5 500 habitants vivant essentiellement du tourisme. Suite à la pression du ministère de la Culture, le Festival de Wiltz, de vingt ans l’aîné de celui d’Echternach, a connu une évolution similaire, débouchant sur la création, en 2017, d’une nouvelle asbl intitulée Culture Wiltz, qui regroupe désormais les activités du festival et celles du centre culturel Coopérations, avec l’objectif « d’assurer une coordination optimale entre tous les acteurs liés à la culture sur le territoire de la commune de Wiltz et de garantir une gestion coordonnées des budgets » (statuts).
Les chiffres Durant des décennies, le Festival d’Echternach était largement bénéficiaire. Non pas grâce à la vente de tickets, mais grâce à l’excellent réseau de ses organisateurs dans les hautes sphères de l’économie luxembourgeoise, y compris auprès de mécènes comme la Leir Foundation. « On en a ouvert, des portes », se souvient Julien Alex. Chacun est allé voir qui un directeur de banque, qui un autre décideur important, leur rappelant que le Luxembourg leur avait apporté bien des bénéfices et qu’il était temps de rendre quelque chose à la société locale. « Mais aujourd’hui, les décideurs des grandes sociétés ne sont plus au Luxembourg et on n’est plus reçu que par une attachée de relations publiques », regrette Alex. Les rares sponsors restants préféraient désormais la Philharmonie, plus nouvelle, plus chic et mieux équipée pour accueillir les réceptions des clients après le concert. Peu à peu, les réserves de l’asbl se vident ; le ministère de la Culture et la Ville d’Echternach prennent le relais. En 2016, dernier bilan disponible, l’État soutient le festival à hauteur de 100 000 euros et la Ville à 40 000 euros ; les « Amis du festival » apportaient 20 000 euros, auxquels s’ajoutaient 100 000 euros de sponsoring et de donations diverses. La vente de tickets avait apporté 82 000 euros (contre 127 000 en 2015). Le budget de 565 573 euros était déficitaire de 175 708 euros. L’asbl Luxfestival est une des rares structures culturelles au Luxembourg où les cachets des artistes (182 100 euros) dépassaient largement les frais de personnel (112 000 euros). Le fait que la cheville ouvrière du festival depuis plus de trente ans, Mariette Scholtes, ait fait valoir ses droits à la retraite a certainement accéléré la décision du CA d’arrêter. Le Trifolion, lui, occupe douze personnes et dispose d’un budget annuel d’un million d’euros, dont 425 000 euros sont assurés par la commune, 240 000 euros par l’État « et le reste, nous devons le gagner » explique Ralf Britten. D’où une programmation très grand public, des contrats de sponsoring très généreux et un démarchage proactif de locataires commerciaux.
Fusion ou OPA hostile ? C’est aussi là que le bât blessait : le Trifolion, pour équilibrer son budget, « devait commencer à écrire des factures » pour la location des salles, selon Britten. Une annonce que les responsables de l’asbl Luxfestival voyaient comme une insulte : alors qu’ils avaient organisé ce festival prestigieux bénévolement pendant des décennies, faisant rayonner la ville bien au-delà de la région, « au même titre que le festival de Baden-Baden » (Alex), on allait leur imposer une charge supplémentaire, impossible à assumer ? « On a négocié durant deux ans, ce n’était pas toujours facile », se souvient Yves Wengler. L’homme d’affaires Britten et son ton de juriste a souvent froissé ces ambassadeurs émérites d’une culture haut de gamme, racontent des observateurs qui préfèrent ne pas être cités. En dernier en leur proposant de les transformer en « cercle des amis du festival », apportant des sous, mais ne se mêlant plus de la programmation. C’est peut-être cette dernière proposition qui a accéléré la décision de clôturer les activités de l’asbl : ses membres ne voulaient pas se faire purement et simplement avaler par Goliath. Bien que ce Goliath qu’est le Trifolion, avec ses 30 000 spectateurs par an (dont 80 pour cent de résidents luxembourgeois) soit lui-même un David face à la Philharmonie avec ses 190 000 visiteurs en 2016 (dont seize pour cent d’Allemands, quatre pour cent de Français et trois pour cent de Belges).
Y aura-t-il une suite ? « Moi, j’ai un petit programme de huit ou neuf concerts tout prêt dans mon tiroir », affirme Benedikt Fohr, manager de l’orchestre Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken-Kaiserslautern et ancien directeur de l’OPL à Luxembourg (de 2001 à 2005). Depuis 2014, il est aussi le directeur artistique de la programmation classique du Festival d’Echternach et assure au Land qu’il n’a pas de problèmes, ni avec l’ancien, ni avec le probable nouvel organisateur du festival. Car aussi bien le directeur du Trifolion que son président, le maire, et le ministère de la Culture – qui, lui, répond au Land qu’il est ouvert au dialogue et d’attendre les propositions du Trifolion et d’Echternach – comptent bien faire revivre la festival. Avec, cette année, une édition de transition, qui devra être rapidement mise sur pieds. Puis le développement d’un tout nouveau concept, qui valorise le patrimoine architectural et culturel de la ville, selon Ralf Britten.