Doyen Après quatorze ans comme ministre des Affaires étrangères du grand-duché, le socialiste Jean Asselborn est le doyen du Conseil européen, un des plus confiants en une Europe des valeurs, un de ceux que les médias internationaux aiment à interviewer pour lui arracher l’une ou l’autre petite phrase ravageuse sur un confrère européen et que les organes multilatéraux citent pour défendre leurs politiques. Ce lundi 10 décembre, journée internationale des droits de l’homme, il était à Marrakech au Maroc pour l’adoption symbolique, par acclamation, du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières – une acte de signature technique doit avoir lieu à New York mercredi prochain. Marrakech devait être une fête, une célébration comme Paris pour le climat, une occasion lors de laquelle la communauté internationale devait prouver son attachement aux valeurs humanistes dans la grande crise migratoire du monde, et défendre son engagement pour sauver des vies humaines et enrayer les trafics d’êtres humains.
À l’arrivée, cette même communauté n’a fait que prouver ses désaccords. « Monsieur Jean Asselborn, Ministre des affaires étrangères du Luxembourg, a (…) regretté les ‘retraits et désaffections’ de plusieurs pays, dont des États membres européens ‘qui ont empêché l’Union [de faire] entendre sa voix comme il sied dans un dossier qui la concernait tant’, au risque ‘de vendre son âme et ses valeurs fondamentales’ », est-il cité dans le communiqué de presse officiel de l’Onu. La chancelière allemande Angela Merkel, qui s’était empressée de faire le voyage pour signifier l’engagement de l’Allemagne pour la cause. est également citée :« Madame Angela Merkel a renchéri, s’inscrivant en porte-à-faux par rapport à ceux qui tentent de discréditer le Pacte en disséminant des ‘informations fallacieuses’ avant même son adoption », continue le communiqué. À l’arrivée, 130 des 193 pays de l’Onu seulement étaient présents lundi.
L’Europe surtout a fait piètre figure, un tiers de ses États-membres s’étant désistés : Après les États-Unis de Donald Trump en 2017 déjà, la Hongrie s’en était retirée, mais aussi l’Autriche, qui pourtant assure actuellement la présidence du conseil de l’UE, la Pologne, la Lettonie, la Slovaquie, la République tchèque. La Bulgarie, l’Estonie, l’Italie et la Slovénie ont demandé un répit, voulant d’abord organiser des consultations internes avant une éventuelle signature. Le Premier ministre belge Charles Michel a perdu sa majorité en cours de route, le N-VA flamand, opposé au pacte, ayant quitté le gouvernement. Mais Michel s’est rendu à Marrakech malgré tout, pour prouver l’attachement de la Belgique aux droits des migrants, et Jean Asselborn a profité de son discours au Maroc pour le féliciter de son courage.
Human Flow En 2015, le monde a connu une crise migratoire sans précédent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe accueillant plus d’un million de réfugiés originaires de Syrie surtout, mais aussi d’Afghanistan, d’Irak ou de la Corne de l’Afrique. Les morts en mer Méditerranée se comptaient par dizaines de milliers. Alors même que la Grèce et l’Italie, premiers pays que les réfugiés foulaient des pieds, dépassées par les défis d’un accueil digne, appelaient leurs collègues européens à la solidarité, Victor Orbán ferma les frontières de la Hongrie, pays de transit vers l’Allemagne, dont le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel avait signifié la générosité d’un pays assez riche pour se la permettre.
Choqués par les images de mort, de misère et de désespoir et emmenés par le volontarisme de Barack Obama à la tête des États-Unis, les 193 pays de l’Onu adoptèrent à l’unanimité, le 19 septembre 2016, la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants. Une déclaration par laquelle ils expriment « leur profonde solidarité avec toutes les personnes qui ont été contraintes de fuir ». Ou réaffirment « leur obligation de respecter pleinement les droits fondamentaux des réfugiés et des migrants ». La déclaration ouvrait la voie vers l’élaboration de deux pactes symboliques : le premier pour sur les réfugiés (qui, paradoxalement, a été adopté sans grande polémique) et le deuxième, donc, « pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ». Mais entre septembre 2016 et maintenant, le monde semble avoir sombré dans le chaos, les idéalistes ayant fait place aux populistes de tous bords, qui contestent tout ce qui peut ressembler à un droit pour les plus faibles.
Au Luxembourg, où le chaos du monde s’exprime comme toujours en format miniature, le député ADR Fernand Kartheiser avait demandé un hearing à la Chambre afin de discuter le pacte et ses implications (qu’il craint forcément négatives) pour le Luxembourg. Lors de ce débat, qui s’est tenu en petit comité jeudi dernier, 6 décembre, il était pourtant le seul sceptique, les autres partis, y compris les Pirates (liés par un groupe technique à l’ADR), ayant rappelé leur attachement à l’idée d’un Luxembourg et d’une Europe ouverts et accueillants. Sur les réseaux sociaux, l’initiative de Fred Keup, Wee 2050, grande opposante au droit de vote pour non-Luxembourgeois lors du référendum de 2015, a tenté de semer la panique, sur le crédo du « on ne nous dit pas tout ». Et trois personnes, dont un ex-candidat aux communales de l’ADR et un militant politique aux sympathies affirmées pour l’idéologie d’extrême-droite, ont déposé trois pétitions publiques au Parlement demandant que soit stoppé le pacte migration ; toutes les trois sont en examen de recevabilité. En amont du hearing, l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti) a mis en garde devant une « dérive identitaire » et cria alarme : « Donner la possibilité aux phantasmes xénophobes des populistes de se faire entendre, c’est leur offrir une plate-forme idéale pour diffuser leurs idées qui sèment la méfiance et la haine. » Le débat pourtant fut des plus civilisés, le CSV ayant préféré une assemblée plus large et l’ancien ambassadeur Kartheiser reprenant les thèses sur la confusion qui serait volontairement semée pour aveugler les peuples et mettre en péril la souveraineté des pays sur une question aussi essentielle que les migrations, qui seraient vues de façon unilatéralement positive.
Que dit le pacte ? Ce Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières a été élaboré en deux ans de discussions et de négociations entre d’innombrables politiques et fonctionnaires. Fort de 41 pages dans sa version française, il réitère des engagements pris à New York et dont beaucoup sont déjà consignés dans des textes plus contraignants que ce papier symbolique. Il vise 23 objectifs, dont la plupart semblent du pur bon sens, comme « sauver des vies » (8), « lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent les personnes à quitter leur pays d’origine » (2), « faire en sorte que les filières de migration régulière soient accessibles et plus souples » (5) ou « éliminer toutes les formes de discrimination » (17). Si Fernand Kartheiser demande donc, en unisson avec toutes les voix extrêmes-droites en Europe, une « immigration choisie et non une immigration subie », c’est exactement ce que vise ce pacte, en plaidant pour l’ouverture de filières de migration régulière.
Intérêts économiques Le Luxembourg a connu en 2017 un solde migratoire positif de 10 548 personnes (chiffres : Statec), essentiellement des Français, des Italiens et des Portugais (dans cet ordre). Les ressortissants de pays tiers, africains et autres, ne représentent que quelque 3 000 personnes, ce sont pour beaucoup des demandeurs de protection internationale. Le grand-duché a toujours besoin de main d’œuvre étrangère, et si la proportion de non-Luxembourgeois atteint désormais 47,7 pour cent, cela constitue surtout un défi pour l’intégration et la participation politique d’une population de plus en plus hétérogène. En des temps économiquement moins glorieux, à la fin des années soixante du dernier siècle encore, le solde migratoire était négatif. C’est bêtement mécanique : le travail attire, l’absence de travail fait fuire. Aujourd’hui encore des Luxembourgeois émigrent, comme ces enfants de bonne famille qui partent étudier aux meilleures universités des États-Unis. Et de nombreux ressortissants luxembourgeois vivent et travaillent à l’étranger, ce qui est souvent vu comme une preuve de réussite.
Le gouvernement Bettel/Schneider/Braz II souligne dans son accord de coalition que « l’immigration légale vers le Luxembourg doit être organisée de manière cohérente et dynamique » et que « l’immigration doit continuer à servir les intérêts économiques nationaux ». Les migrations non-choisies sont notamment celles des réfugiés, qui profitent d’une protection particulière pour laquelle le Luxembourg s’est engagé avec sa signature, par exemple de la Convention de Genève. Les 1 698 nouveaux demandeurs de protection internationale de cette année, qui viennent surtout d’Érythrée, de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, ne constituent qu’une partie infinitésimale du mouvement global des populations qui traversent actuellement la planète : le Haut commissariat aux réfugiés de l’Onu recense 68,5 millions de personnes déplacées de par le monde, dont 25,4 millions de réfugiés et 3,1 millions de demandeurs d’asile. 85 pour cent de ces migrants sont accueillis dans des pays en voie de développement.
Peur du déclassement Si autant de pays, notamment européens, freinent des quatre fers sur la question d’un pacte symbolique pour les droits humains, c’est aussi parce que les élections européennes approchent et que les partis populistes et d’extrême-droite aimeraient récupérer la grogne de ceux qui ont peur du déclassement social. Quel meilleur bouc émissaire que l’Autre lorsqu’il s’agit de défendre son emploi et son pouvoir d’achat ? Il suffit de voir la confusion qui s’opère dans le mouvements des Gilets jaunes en France, dont certains font l’amalgame entre perte du pouvoir d’achat et migration. La société Botswatch, citée par Spiegel online, a recensé une activité extrêmement élevée de social bots, des algorythmes propageant de la propagande négative sur le sujet – jusqu’à 2 000 faux comptes Twitter par heure –, pour influencer l’opinion publique. Cette campagne de désinformation veut faire croire que l’Onu tenterait de s’immiscer dans des affaires internes des pays pour imposer des migrations, que la souveraineté des États serait menacée ou que le pacte limiterait la liberté d’expression en interdisant les opinions négatives… autant de thèses complotistes et de désinformation que l’on entend depuis plusieurs années sur tous les grands sujets transnationaux. À l’ère des replis identitaires et du Brexit, l’Onu a voulu statuer un symbole fort. Dans sa manière de s’y prendre – comme des technocrates retranchés dans leurs beaux bureaux –, elle a oublié de prendre en compte la réalité politico-économique de ce début du XXIe siècle.