La récente affaire du Mudam qui a décidé le directeur sortant à démissionner de son poste a relancé l’épineux débat sur les relations souvent houleuses que l’artiste plasticien entretient avec les musées ou galeries d’art publiques par l’intermédiaire desquelles l’État ou les autorités communales exercent une influence et un pouvoir déterminants dans le domaine de leur politique culturelle. De tels contentieux existent pourtant depuis que nos peintres et sculpteurs se sont organisés en 1893 au sein du Cercle artistique de Luxembourg. L’un des objectifs de leur association consistait à permettre à ses membres de montrer leurs œuvres, tous courants confondus, jusque-là privées de visibilité, à un public largement dépourvu d’éducation artistique.
Depuis cette époque, il y a eu une prise de conscience de la part des autorités qui voient de plus en plus dans les arts plastiques une composante essentielle de l’identité nationale d’un pays et sont conscients de ses retombées économiques par le biais du tourisme culturel. Mais jusqu’où l’État peut et doit-il s’engager en accordant aux artistes son soutien matériel ou en les aidant à s’imposer sur la scène artistique internationale ?
Ces questions sont au cœur des discussions qui animent notre scène artistique depuis plus d’un siècle. Il faut reconnaître que les mécontentements n’ont pas toujours eu les mêmes causes, et que les revendications changent en fonction des contextes et des époques. Elles ne se résument pas non plus au seul souhait des artistes de voir leurs œuvres figurer sur les cimaises d’un musée public.
L’un des tout premiers exemples d’une critique à l’égard de la politique culturelle des pouvoirs publics remonte à la fin de l’année 1905, quand la ville de Luxembourg allait entrer en jouissance de la succession Victor Wolff, un ingénieur luxembourgeois expatrié à Bruxelles qui avait légué toute sa fortune à la capitale de son pays d’origine, avec comme condition « que les intérêts ou revenus [produits suite à des placements] servent à l’achat de tableaux et sculptures qui deviendront ainsi la propriété de la Ville de Luxembourg ». Les artistes du Grand-Duché, par la voie de leur porte-parole, le comité exécutif du Cercle artistique représenté notamment par Antoine Hirsch (président), Pierre Blanc et André Thyes, rappellent aussitôt dans une lettre au Conseil communal le manque de soutien dont ils souffrent depuis des années : « Bei dieser Gelegenheit hält es die gesamte Luxemburger Künstlerschaft für ihre Pflicht, darauf hinzuweisen, wie wenig bisher namentlich für die sogenannten „Bildenden Künste“, die Malerei und die Plastik, inklusive Kunstgewerbe, bei uns zu Lande geschehen ist. […] Und doch gab und gibt es Luxemburger Maler, Bildhauer und Kunstgewerbler, welche auf ausländischen Akademien und Kunstschulen zu den besten und tüchtigsten Schülern zählten und auf internationalen Ausstellungen schöne Preise davongetragen haben. Nach ihrer Heimat zurückgekehrt, fehlt es ihnen jedoch in der Regel an Anregung und Aufträgen, so dass auch die vielversprechendsten Talente in ihrem Schöpfungsdrang und ihrer Schöpfungskraft nachlassen müssen; ihre Kunst erlahmt und wenn sie nicht in’s Handwerk flüchten oder kärglich besoldete Lehrerstellen annehmen, finden unsere Künstler nicht einmal das tägliche Brot. » La lettre sera également publiée dans la presse1. Suite à une contestation du testament de la part de la famille proche du défunt, le Conseil communal décide finalement de renoncer au legs qui est alors affecté aux hospices civils de la ville, selon la volonté explicite du testateur2.
Quand, au début du siècle, l’artiste en appelle au soutien de l’État, son premier souci est avant tout d’ordre matériel : la vente d’une de ses œuvres l’aidera à faire face à une situation financière précaire et incitera, le cas échéant, les amateurs d’art à imiter le geste du gouvernement. Le plus souvent, c’est l’artiste lui-même qui informe le directeur général3 en charge des Beaux-Arts, par voie de courrier, de la tenue d’une exposition personnelle ou de sa participation à une exposition de groupe, et lui propose d’acquérir une œuvre sur le budget de l’État prévu à cet effet. Les Archives nationales ont conservé un certain nombre de ces lettres, parmi lesquelles il s’en trouve une de Félix Glatz qui va droit au but.
Le 3 juin 1926, à l’occasion de son exposition à la Galerie Bradtké, Félix Glatz, maître de dessin à l’École industrielle et artiste peintre, s’adresse à Étienne Schmit, Directeur général des Finances et de l’Instruction publique, en ces termes : « Mon traitement de 580 frs par mois ne me permet guère de vivre ; je me trouve donc dans la nécessité de gagner de l’argent avec ma peinture. En faisant l’acquisition d’une de ces toiles pour le compte de l’État vous me rendriez un très grand service, Monsieur le Directeur Général, et j’aurais plus de chances pour la vente des autres toiles. Je vous recommanderais surtout le grand paysage : Soleil d’automne. » Le tableau en question coûte 820 francs, c’est le plus cher de l’exposition. Bien que le conseiller de gouvernement dépêché sur place recommande l’achat d’une autre toile, Sortie d’usine, qu’il juge plus accomplie et dont le prix ne s’élève qu’à 552 francs, et bien que le ministre approuve dans un premier temps le choix de son fonctionnaire, le gouvernement finira par céder – sans doute suite à une nouvelle intervention de l’artiste – et acquiert finalement l’œuvre proposée par celui-ci4.
Avant la guerre, le gouvernement achète ainsi de nombreuses œuvres d’art en vue de l’instauration d’une galerie d’art nationale au sein du futur musée. Cela n’empêchera pas le jeune peintre Joseph Probst de déplorer, à la fin des années 1930, le désengagement de l’État en matière de commandes publiques, mais aussi le profond désintérêt des élites et des autorités religieuses pour l’art contemporain de leur pays. Dans un article publié en juillet 1936 dans la revue Academia5, il écrit : « Es ist Tatsache, dass in unserm Lande […] die Behörden sich keine Rechenschaft geben von der Bedeutung, die dem Kulturfaktor „Kunst” im Leben eines Volkes zukommt. » Selon l’artiste, elles assument à peine leur rôle de mécènes, en raison notamment de leur manque d’éducation artistique : « Diese lachhafte, aber traurige Begriffsverwirrung ist teilweise durch den vollständigen Mangel an Kunsterziehung zu erklären, aber beileibe nicht zu entschuldigen ! Von Kunsterziehung redet man nicht : Das ist bekanntlich in unsern Gegenden ein Luxus-Zeitvertreib, der sich nur in entlegenen Töchterschulen als Kuriosum erhalten hat und dort bescheidene Salonblüten treibt. » Pour Probst, cette situation est « schändlich und wenig ermutigend »6.
Après la création au gouvernement Dupong-Krier d’un département des Arts et Sciences en novembre 1937, Probst continue pourtant de fustiger les carences de la politique culturelle de l’État. Il plaide pour le développement d’un art national fondé sur une solide formation artisanale de l’artiste. L’État et les communes doivent passer commande d’œuvres d’art pour la décoration de leurs bâtiments officiels à hauteur de dix pour cent du budget total des édifices. Probst – pourtant peu suspect de sympathies pour les régimes fascistes – cite comme exemple à suivre la politique de pays autoritaires comme l’Allemagne et l’Italie ; à la remarque que l’artiste y est limité dans sa liberté de création, il réplique que des contraintes ont existé de tous temps et cite une phrase de Paul Fierens : « Der Künstler braucht nicht so sehr Freiheit, als vielmehr Aufträge »7.
Notons au passage que Joseph Kutter – le seul de nos peintres d’avant-guerre qui a exposé régulièrement de son vivant dans des Salons à l’étranger – se plaint fréquemment à son ami, le poète et critique d’art néerlandais Jan Greshoff, d’avoir du mal à trouver un acquéreur pour ses grandes toiles, mais ses doléances concernent la morosité du marché de l’art privé plutôt que les déficiences de la politique d’acquisition des pouvoirs publics.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au milieu des années 1970, l’éducation artistique du public luxembourgeois et la promotion des artistes luxembourgeois à l’étranger – Biennales de São Paulo et de Venise, Exposition internationale de dessins et gravures de Lugano, Biennale de Paris, pour ne citer que les manifestations internationales les plus connues – font partie des principales attributions de Joseph-Émile Muller, alors chef du Service d’éducation esthétique aux Musées de l’État, qui viennent d’ouvrir leurs portes au public. Cette nouvelle orientation voulue par les pouvoirs publics ne s’accompagne toutefois pas d’une politique d’acquisition de grande envergure ni d’une mise à disposition des cimaises du musée aux peintres et sculpteurs vivants du pays. Contrairement aux artistes français, dont plusieurs rétrospectives individuelles seront présentées au cours des années 1960 et 1970, les œuvres des artistes luxembourgeois ne peuvent être montrées dans l’espace muséal que dans des expositions collectives organisées à des intervalles plus ou moins réguliers. Ces derniers, quand ils ne sont pas déjà membres du Cercle artistique, sont obligés de se regrouper en fonction de leurs affinités ou de leurs orientations esthétiques pour pouvoir y exposer leurs travaux – il en résulte la fondation de la Nouvelle Équipe (1948) et de la Société des Beaux-Arts (1950), puis des Iconomaques (1954).
Bien que beaucoup d’artistes de la période d’après-guerre disposent de sources de revenus en dehors de la vente (hypothétique) de leurs œuvres, l’exaspération vis-à-vis des autorités gouvernementales atteint son paroxysme quand Pierre Frieden, alors ministre de l’Éducation nationale et des Arts et Sciences, se voit contraint de faire une mise au point en 1949, dans laquelle il tente de justifier la politique culturelle de l’État : « On peut incriminer le public, son incompréhension et son indifférence, on peut incriminer même les pouvoirs mais qu’on n’oublie pas d’en appeler aussi et en dernière instance à l’artiste. […] N’est pas artiste qui se proclame tel. L’œuvre juge et fait le maître. N’y a-t-il pas trop de toiles qui voient le jour, qui s’affichent et s’affirment avant la maturité, essais morts-nés ; n’y a-t-il pas trop d’apprentis qui se décrètent leur diplôme de maîtrise ? L’art perd son crédit par le galvaudage des faux chefs-d’œuvre… »8
Parallèlement, en 1952, sous l’impulsion de Michel Stoffel, les artistes plasticiens, écrivains et compositeurs s’organisent au sein de la Chambre Syndicale des Arts et des Lettres. Parmi les principales revendications de ce premier syndicat d’artistes dans notre pays figurent l’attribution prioritaire des commandes publiques aux artistes luxembourgeois, l’évincement des amateurs des commissions et jurys officiels, l’exonération fiscale du revenu provenant d’une activité littéraire ou artistique pour une part maximum fixe, ou encore l’introduction d’une sécurité sociale généralisée pour les artistes indépendants. Les discours et la correspondance de Michel Stoffel, mais aussi les textes publiés de 1955 à 1970 dans le Courrier de la Chambre Syndicale des Arts et des Lettres témoignent de l’engagement et de l’esprit combatif de ses membres9.
Tandis que les Iconomaques arrivent peu à peu à imposer l’idée que l’abstraction représente désormais la forme d’expression la plus accomplie du modernisme en art, une génération de jeunes artistes émerge vers le début des années 1960, qui peine à se reconnaître dans ce nouvel académisme tout en trouvant portes closes aux Musées de l’État, à l’époque la seule institution muséale du pays. Elle aura comme premier porte-parole Frantz Kinnen, un artiste aux multiples facettes brouillé avec le Cercle artistique, au sein duquel il avait auparavant exercé les fonctions de secrétaire général de 1947 à 1957. Son tempérament impétueux et sa grande franchise lui font rarement mâcher ses mots et lui valent bien des inimitiés. Kinnen fonde en 1961 la Biennale de la peinture et de la sculpture des jeunes dans le but d’offrir une meilleure visibilité aux artistes de la nouvelle génération et surtout de les aider financièrement. « Ah ! cette belle découverte qui assure tout appui moral et qui oublie l’aide matérielle ! » note-t-il dans la préface du catalogue. Il rappelle aussi que si « les éloges sont du vent dans les voiles pour les artistes, […] un mécénat plus substantiel et bien compris est nécessaire », les jeunes ayant besoin « de compréhension et d’appui »10.
La situation s’envenime avec la contestation de la fin des années 1960 née dans le sillage de la révolte de mai 68. Henri Dillenburg, un peintre de la génération des Iconomaques, expose des toiles dont le message à l’égard des décideurs culturels est sans ambivalence : non seulement ils imposent leur point de vue sectaire, mais celui-ci guide aussi la politique d’achat du musée et celle des quelques rares collectionneurs privés du pays. Quant aux jeunes artistes qui exposent à Consdorf, dont la plupart exercent le métier d’enseignant et qui ne vivent donc pas de la vente de leurs œuvres, ils entendent faire table rase de la culture et de l’art bourgeois et remettent en cause la politique menée par les pouvoirs publics, jugée réactionnaire dans la mesure où elle reflète le système capitaliste qui est la cible de leur révolte.
Pour la génération née après la Seconde Guerre mondiale, qui prend le relais à partir du milieu des années 1970 et s’impose pendant la décennie suivante, cette attitude de subversion et d’idéologie révolutionnaire ne sera plus de mise. Et pour cause : le nombre de galeries d’art privées augmente au fil des années et le marché de l’art est en pleine floraison. Désormais les revendications ne sont plus tant d’ordre matériel, mais portent avant tout sur l’absence de promotion officielle des artistes luxembourgeois à l’étranger, depuis que le ministère de la Culture et les responsables du musée ont délaissé la participation du Grand-Duché aux manifestations internationales auxquelles le pays continue pourtant à être invité. En même temps, le souhait que soit mise en place une nouvelle structure sous forme d’un musée d’art moderne revient d’une manière de plus en plus insistante chez la plupart des artistes et amateurs d’art contemporain.
La présence régulière du Grand-Duché à la Biennale de Venise à partir de 1988 – le pays y dispose en outre de son propre pavillon depuis 1999 –, l’ouverture du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain en 1996 et du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean en 2006 ont entre-temps créé des conditions propices à une meilleure visibilité des artistes plasticiens luxembourgeois sur le plan national et international. Or, à une époque où les moyens financiers des musées pour l’acquisition d’œuvres d’art subissent d’importantes coupures budgétaires et où se tissent des liens privilégiés entre une poignée d’artistes de renommée mondiale et quelques grands collectionneurs privés, les ministères de la Culture, tout comme les musées et centres d’art contemporain, doivent faire le constat de leur influence réduite à pouvoir imposer un artiste dans un monde de plus en plus régi par les lois du marché de l’art international.
Au niveau local, le regroupement des artistes luxembourgeois au sein de l’Association des artistes plasticiens, créée en février 2013, dont le but est la défense des intérêts matériels et moraux ainsi que les droits sociaux de ses membres, a permis d’améliorer les échanges entre les pouvoirs publics et les artistes indépendants. C’est ainsi que la reconnaissance professionnelle de ces derniers est enfin entérinée et qu’ils sont de plus en plus représentés dans des instances décisionnaires et consultatives, comme par exemple les jurys des futures Biennales de Venise et ceux du pourcentage artistique au sein de la Commission des bâtiments publics11. Or, celui qui dit jury dit aussi sélection et exclusion. Voilà pourquoi, et en dépit de toutes les réformes et de tous les efforts entrepris depuis des décennies, il faudra se résoudre à accepter qu’on ne parviendra sans doute jamais à contenter tout le monde.