C’est l’histoire d’un homme qui arrête tout. Enfin, non, pas vraiment tout. En 1967, Jacques Brel donne son dernier concert à Roubaix. Il n’a alors que 38 ans et est au sommet de la gloire. Mais il est persuadé que les milliers de concerts qu’il a donnés en dix ans, parfois plusieurs par jour, l’ont usé, qu’il n’est plus à la hauteur de ses ambitions. Alors il arrête la scène. Texte von Jacques Brel, actuellement au Schiffbau du Schauspielhaus à Zürich, le montre une dernière fois lors des applaudissements, remerciant son public en tenant le rideau rouge. Brel détestait les rappels, les jugeant démagogiques, il n’y retournait jamais. Le public, déchaîné, sait donc que ce sera leur dernier moment commun. Une dernière révérence de l’artiste – et c’est la fin d’un chapitre. Nous, le public du Schauspielhaus, sommes derrière le rideau, comme sur la scène. Nous avons le privilège de suivre cet artiste extraordinaire dans ses interrogations, ses doutes et ses espoirs.
« Ce qui compte dans la vie, c’est l’intensité, pas la durée ! » affirme-t-il. Ici, le grand Jacques est interprété par l’acteur luxembourgeois André Jung, ancien de l’ensemble du Schauspielhaus, lorsque Christoph Marthaler en était le directeur. Il est revenu cette saison pour travailler avec Werner Düggelin, avec lequel il collabore régulièrement depuis les années 1980. Düggelin, un monument du théâtre suisse, a affirmé plusieurs fois déjà qu’il allait arrêter. Il est né en 1929 – la même année que Jacques Brel – et il a 87 ans aujourd’hui. Mais Brel est mort il y a quarante ans, il n’avait alors que 49 ans. Qui a jamais vu un enregistrement d’un concert de Brel, le voyant ruisselant de sueur, en interprétant Dans le port d’Amsterdam ou Ne me quitte pas, sait son intensité, son incroyable présence. Il fallait donc être courageux pour l’incarner sans pathos, tout sobrement, en homme qui cherche une nouvelle vie.
Car cette soirée Brel n’est ni un banal hommage ni un tribute show à deux sous. André Jung ne chante pas, ne pleure pas, ne fait pas de grands gestes. Il est là, sur une scène très sobre sur laquelle se trouvent seulement sept petites tables en bois avec des enregistreurs analogiques à bande magnétique (ces nagras avec lesquelles travaillaient aussi les journalistes radios à l’époque). On pense bien sûr au Krapp’s last tape de Samuel Beckett. Ce Brel-là, entre deux vies, semble vouloir fixer le moment, ses pensées, ses questions existentielles. Un seul des appareils a un micro avec lequel il s’enregistre lui-même, d’autres jouent une chanson ou un texte plus ancien. Un seul, celui de droite, s’enclenche toujours tout seul et lance : « Tu n’as rien compris ! »
Jacques Brel était persuadé que le talent n’existait pas, que le concept d’« art » lui semblait trop abstrait pour pouvoir le saisir et que son métier était surtout de travailler dur pour atteindre son rêve. Ici, sur base d’extraits d’entretiens, de lettres et de textes de l’artiste composés par Yves Binet dans un travail de bénédictin, Werner Düggelin et André Jung dressent le portrait d’un homme qui, justement, ne veut pas abandonner ses rêves. Un homme qui veut rencontrer de nouvelles gens, un homme d’âge mûr qui veut rester enfant et nous exhorte à en faire autant. Un Don Quichotte plutôt qu’un Sancho Panza (thème récurrent chez Brel), un rêveur plutôt qu’un rationnel, un indien plutôt qu’un cowboy. André Jung l’interprète avec une telle modestie de moyens que son Brel en devient tout naturel. Pas de grandes postures ici, mais une nostalgie, une authenticité et une sincérité qui touchent au sublime. À ce point de sa vie, Brel accepte l’échec d’une partie de son rêve de vie. Mais il sait qu’on ne meurt pas de l’échec. Qu’il faut se relever et continuer. Parce que « il n’y a que les morts d’un côté et les vivants de l’autre. ».