Dan Biancalana n’est pas content. Le maire socialiste de Dudelange a dû prendre le téléphone ce jour de juillet et se renseigner lui-même auprès de son collègue de parti, le ministre de l’Économie Etienne Schneider, pour savoir ce qui avait été décidé au conseil de gouvernement en matière de studios de cinéma à implanter dans le futur quartier Neischmelz à Dudelange. Quel ne fut son étonnement en apprenant que le projet était mort, le Premier ministre et ministre des Médias Xavier Bettel (DP) estimant qu’il n’y avait plus aucune demande pour de telles infrastructures. « Pourtant, le projet se trouve dans le programme de coalition », rappelle Biancalana. « Le concept d’un projet cinématographique créatif à Dudelange-Fonderie au sein de l’aciérie existante sera soutenu dans le cadre d’un partenariat public-privé entre l’État, la commune et des sociétés de production et de post-production, ce projet offrant l’occasion d’utiliser une ancienne friche industrielle à des fins créatives », lit-on dans le programme gouvernemental de décembre 2018, liant le DP, le LSAP et les Verts au sein de la coalition. Ce 25 septembre, le député-maire de Dudelange a déposé une « question élargie » à la Chambre des députés, voulant interpeller les ministres des Médias et de la Culture sur cette « non-implantation de l’industrie du film sur le site ‘Neischmelz’ ». Mardi, il a mis ce point à l’ordre du jour du conseil communal, informant ses collègues de ce désengagement de l’État et attend que le sujet soit discuté au Parlement. D’ici-là, Xavier Bettel ne veut pas se prononcer et n’a pas répondu aux questions du Land. Guy Daleiden, le directeur du Film Fund, estime que ses services ne sont « pas concernés » par le sujet. Et les producteurs de cinéma réunis au sein de l’Ulpa (Union luxembourgeoise de la production audiovisuelle) font savoir, par leur président Paul Thiltges, que le sujet est désormais politique et que le Filmland à Kehlen leur suffit pour leurs tournages.
Que s’est-il passé ? En 2005, Arcelor ferme définitivement le laminoir de Dudelange et la Ville, alors dirigée par Alex Bodry (LSAP), voit un potentiel de développement dans les quarante hectares de terrain en passe de devenir une friche industrielle. Le Centre national de l’audiovisuel /Centre culturel régional Opderschmelz est en construction à l’extrémité du site et les producteurs de cinéma sont à la recherche de studios de tournage. Il y a certes ceux de Contern, mais ils sont entre des mains privées (Roland Kuhn) et exploités par Delux Productions (anciennement CLT, ayant fait faillite depuis lors) ; les autres producteurs se plaignent de conditions de location difficiles. Après quelques premiers tournages à Dudelange, notamment par une éphémère société Classic Film, l’Ulpa développe rapidement un projet pour les gigantesques surfaces de l’ancien laminoir, qui serait financé en private-public-part-nership à parts plus ou moins égales par l’État, la Ville de Dudelange et les producteurs eux-mêmes. Ils en arrivèrent à un investissement de quelque sept millions d’euros et étaient prêts à mettre la main à la poche. Le Premier ministre et ministre des Médias Jean-Claude Juncker (CSV) s’engagea pour le projet et sa ministre de la Culture Octavie Modert (CSV) l’annonça fièrement lors du Filmpräis.
À partir de là, les choses ont commencé à traîner. En 2006, l’État charge le Fonds du Logement du développement d’un grand projet de réaménagement de la friche de l’ancienne Schmelz à Dudelange, un concours urbanistique international est lancé en 2009, des consultations citoyennes ont lieu à foison. Et en coulisses, l’État négocie l’acquisition des terrains avec le propriétaire Arcelor-Mittal. Mais les producteurs de films s’impatientent. Leurs échéances sont beaucoup plus brèves que celles de l’État. Au tournant de la décennie, un investisseur privé leur propose de construire de nouveaux studios à Kehlen. Le Filmland (de grands hangars flexibles, des studios sons et images ainsi que des surfaces de bureaux) est inauguré en 2012. En parallèle, Bidibul, Codeca, Iris, Lucil, Paul Thiltges Distribution et Tarantula fondent une société anonyme pour son exploitation (entretemps, Samsa les a rejoints). « C’est déjà assez difficile de tenir à flot les studios de Kehlen à six partenaires, sans aide externe », note Paul Thiltges. Selon son bilan déposé au Registre de commerce, la société Filmland SA a fait 110 838 euros de pertes en 2018, sur un capital social de 31 200 euros. La SA serait en négociations avec le ministère de tutelle pour une aide financière afin d’assurer la survie de la structure.
25 millions ? Depuis l’ouverture du Filmland à Kehlen, le projet de studios à Dudelange était donc devenu superfétatoire pour l’Ulpa, n’y voyant plus vraiment de besoin. Mais lorsque Dan Biancalana devient bourgmestre, fin 2014, il ressort le projet du tiroir, demande des entrevues avec l’Ulpa et le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt (DP), visite Kehlen, sonde du côté de l’Économie aussi. Des réunions ont lieu, on l’invite à faire faire de nouvelles estimations de budget, il saisit le bureau d’ingénierie Inca. Des quelque sept millions d’euros projetés en 2007, le budget augmente à entre vingt et 25 millions d’euros, ce qu’il ne trouve toujours pas excessif, vis-à-vis du Land cette semaine (c’est, en gros, l’équivalent de la rallonge budgétaire nécessaire pour le nouveau stade de football). Tout au long de ce deuxième round, les producteurs font comprendre qu’ils ne peuvent pas payer, mais que de tels studios seraient nice to have. Reste à savoir : mais qui les financerait alors ? L’État et la commune ? C’est Xavier Bettel qui a finalement tranché : pas nous ! S’il a concédé d’augmenter le budget annuel du Film Fund et donc de ses aides à la production de 33 millions euros en 2018 à 37 millions cette année et quarante millions annuels à partir de 2020, il faudrait raison garder et ne pas opérer d’investissements supplémentaires dans ce secteur. Au risque de s’entendre reprocher des aides étatiques pour un secteur économique spécifique, illégales aux yeux de Bruxelles, exception culturelle ou pas.
« En tant que commune, nous voulons un projet national d’envergure équivalente », lance Biancalana. Car pour lui, il s’agit surtout d’une question d’investissements étatiques dans sa ville. Les studios devaient constituer le cœur de l’activité économique sur le site, des artisans auraient pu s’installer sur place pour fournir des décors, costumes ou autres services à l’industrie du cinéma, qui aurait fait sens en écho au CNA sur place (un autre investissement étatique, plus ancien). « Parce que nous étions toujours là quand l’État a eu besoin de nous, par exemple pour la réalisation du CFL Multimodal, qui est en grande partie sur notre territoire. Le gouvernement nous a promis dès 2005 une compensation pour la fin de l’industrie ici, et je constate que Dudelange a très peu de projets d’envergure nationale… » (Avec un argumentaire similaire, son prédécesseur Mars Di Bartolomeo, LSAP, s’était vu accorder l’implantation du Laboratoire d’État lorsque le Rehazenter, prévu à Dudelange, a finalement été construit au Kirchberg.)
En coulisses Diane Dupont, la présidente du Fonds du logement, ne décourage pas pour autant. « Nous avons commencé à nous concerter pour réfléchir à une possible alternative pour le site », dit-elle vis-à-vis du Land, sans vouloir en dire plus avant la réponse parlementaire du Premier ministre. « Mais on n’a jamais arrêté de travailler sur le site Neischmelz. » Depuis les concours, les concepts énergétiques et de mobilité ont été développés, trois bureaux d’architectes ont affiné les idées d’aménagement pour les quatre quartiers (trois à Neischmelz, plus un dans le quartier Italien en face, pour un millier de logements en tout), pour lesquels les plans d’aménagement particuliers ont passé le conseil d’administration du Fonds il y a deux semaines. La Ville les a finalisés cette semaine pour pouvoir les envoyer au ministère de l’Intérieur. Le but étant de pouvoir commencer les travaux d’infrastructure en 2021 et ceux des premiers logements en 2023.