Intro
Croissance sauvage
Le chapitre 15 du Kulturentwécklungsplang est consacré à la « Culture en région » et promet d’« instaurer un nouveau mode de gouvernance des institutions culturelles régionales », d’« encourager et sensibiliser les communes ou les syndicats intercommunaux à élaborer un plan de développement culturel » et de « signer des pactes culturels entre chaque commune et le ministère de la Culture ». C’est que, en vingt ans, ces « centres culturels régionaux » ont poussé comme des champignons à travers le pays, fruits de l’ambition culturelle des maires et de caisses bien remplies au tournant du siècle. De Marnach à Dudelange et de Wiltz à Niederanven, des architectes ont érigé ces monuments à la prospérité du pays, d’abord pensés comme de simples salles multifonctionnelles pour la fanfare et la chorale du coin, puis de plus en plus comme véritables lieux de création. L’un après l’autre, les maires sont ensuite venus frapper à la porte du ministère de la Culture, demandant d’abord une aide à la construction, puis – et c’est alors un engagement à long terme – à la production. Selon les sensibilités politiques des uns et des autres, les bonnes relations des décideurs locaux avec les administrations, peut-être aussi selon les ambitions des programmateurs, l’enveloppe accordée s’avéra alors plus ou moins importante.
En amont d’une meilleure structuration du secteur, Jo Kox, désormais aux manettes du ministère de la Culture, a compilé les chiffres : le Kulturhaus Niederanven est le moins bien servi par le ministère, 93 500 euros cette année, contre 700 000 euros pour la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette. Mais les choses évoluent considérablement : en 2010, l’État dépensait 1,3 million d’euros de soutien à la culture en région, contre 3,2 millions cette année (c’est, en gros, le prix d’un long-métrage modeste). Mais les communes, elles, y mettent plus du double : six millions cette année. Et on ne parle ici que des neuf Centres culturels régionaux qui sont organisés dans une fédération appelée Réseau. D’autres attendent encore d’être considérés pour un conventionnement.
La scène culturelle régionale vient des communes et a connu une croissance sauvage très bottom up jusqu’à présent. Mais si le ministère doit payer, il voudrait y ajouter un peu de top down, imposer quelques critères pour un conventionnement, comme le professionnalisme de la gestion ou le soutien à la création nationale. Des questions se posent aussi sur la gouvernance : à l’exception du Opderschmelz à Dudelange, qui est un service communal, tous les CCR ont la personnalité juridique d’asbls : Est-ce encore un régime adapté ? Et si oui, qui peut en être membre et faut-il forcément aussi un représentant du ministère ? Les directions ont trois patrons : leur président, le maire et le ministre – quid de l’indépendance de leur programmation ? Sont-ils leurs valets ?
Pour élucider toutes ces questions, le Land s’est entretenu cette semaine avec trois de ces directeurs : Carl Adalsteinsson (*1979) est depuis 2014 directeur du Centre des arts pluriels à Ettelbruck, qui fut un des premiers CCR, ouvert en 2000. Jérôme Konen (*1987) a repris la direction du Kinneksbond à Mamer en 2015, un véritable bijou architectural inauguré en 2010. Et Claude Mangen (*1963) vient de passer en début d’année de la Radio 100,7 au Mierscher Kulturhaus, inauguré en 2004. Où l’on parle des limites des moyens logistiques, humains et financiers, mais aussi de la saturation du secteur ou de l’indépendance par rapport à la politique.
d’Land : En juillet dernier, le Réseau luxembourgeois des centres culturels régionaux, dit « Réseau », une fédération de neuf maisons régionales, était une des sept fédérations professionnelles qui se sont vues attribuer une convention les liant au ministère de la Culture, à hauteur de 25 000 euros par an. Carl Adalsteinsson, vous en êtes le président : qu’est-ce que vous allez faire de cet argent ? Autrement dit : quelle est l’activité de cette association peu connue du grand public ?
Carl Adalsteinsson (CA) : Dans le cadre de la mise en place du Plan de développement culturel [Kulturentwécklungsplang ou Kep.], nous avons eu beaucoup d’échanges avec Jo Kox et le résultat en est le chapitre 15, « Culture en région ». Quand on regarde les ambitions de ce plan, il est évident que nous, les principales maisons concernées, devons nous positionner et contribuer à ce processus. Via le président (que je suis actuellement, mais qui change régulièrement), nous avons désormais un visage vers l’extérieur et allons nous structurer et professionnaliser afin de pouvoir mieux communiquer ensemble, en interne et vers l’extérieur, et mieux échanger avec le ministère, qui est demandeur de cette collaboration.
Vous êtes neuf maisons très différentes, toujours des asbls (à l’exception du Operschmelz à Dudelange, qui est un service communal), mais avec des tailles, des histoires ou des moyens humains, logistiques et financiers très disparates (voir ci-contre). Qu’est-ce qui vous unit et qu’est-ce qui vous différencie, structurellement ?
Jérôme Konen (JK) : Beaucoup de ce qui nous unit découle des critères d’adhésion pour devenir membre du réseau : il s’agit d’une part de maisons qui ont un fonctionnement et du personnel professionnels, et de l’autre de centres culturels qui sont à la fois soutenus par leurs communes et par le ministère de la Culture. En outre, nous avons tous des missions impliquant une programmation pluridisciplinaire pour le public régional.
Claude Mangen (CM) : Il faut ajouter à cela notre positionnement : nous sommes des centres culturels décentralisés. Donc nous nous positionnons par rapport à un centre, qui est Luxembourg-Ville, et nous avons plusieurs publics : communal, régional et national. Chacune des maisons s’adresse bien sûr au public national, mais doit aussi prendre en compte les spécificités de son territoire, dues notamment à sa situation géographique. À Mamer ou Dudelange, on attire aussi des francophones, alors qu’une programmation de théâtre francophone à Echternach ne ferait pas de sens.
CA : La proximité est primordiale à mes yeux. J’aime à nous définir comme « fournisseurs culturels de proximité ».
Dans le cadre de la réalisation du Kep, le ministère a fait faire un relevé des conditions de financement de chacun, que ce soit de la part de l’État ou de la part des communes, a constaté de grandes disparités et aimerait y remédier. Est-ce qu’une uniformisation ferait sens ?
CA : Les disparités actuelles ont des raisons historiques, mais ont aussi à voir avec les infrastructures et les équipements. On ne retrouve que le Cape Ettelbruck et le Trifolion dans des textes officiels, comme le Livre blanc commandité jadis par Madame Hennicot-Schoepges, qui voulait aller vers une plus grande décentralisation. Les centres culturels ont presque tous été décidés par les communes. Après, il y a la sacro-sainte autonomie communale et les affinités politiques qui font que nous sommes entretemps dans un paysage si divers…
CM : …mais il serait temps d’en arriver à la mise en place de critères transparents, qui établissent clairement comment est attribué l’argent public. Il y a encore de nouveaux centres culturels régionaux qui viennent d’ouvrir ou vont l’être prochainement, comme Hesperange, Sanem ou Differdange, et d’autres communes qui projettent d’en construire, comme Pétange. Va-t-on atteindre un point de saturation à un moment donné ?
Ensuite, il faut aussi clarifier les rapports entre les communes et l’État. Il est prévu d’établir des conventions tripartites entre l’État, les communes et les centres culturels, ce qui serait une bonne chose1. Mais alors il faut vraiment jouer cartes sur tables : la commune de Mersch paye beaucoup plus que l’État pour l’exploitation du Kulturhaus, sans parler de la construction et de la mise à disposition de personnels. Si on parle uniformisation, il faut aussi parler de ces choses-là.
CA : En règle générale, les communes financent les centres culturels régionaux à hauteur de entre 57 pour cent et les deux tiers des budgets...
JK : …ce qui implique la question des intérêts divergents des différents intervenants. Nous devons répondre au ministère, à la commune et à nos conseils d’administrations, qui ont chacun d’autres attentes et nous octroient d’autres missions. Ainsi, notre convention avec le ministère nous demande de soutenir la création nationale, mais la commune aura tendance à privilégier une programmation réunissant un large public, et, de ce fait, un taux de remplissage élevé.
CM : On nous demande toujours de soutenir la création nationale, mais nous n’en avons pas les moyens, ni financiers, ni, souvent, humains : nos équipes administratives sont toutes extrêmement motivées, mais aussi très réduites. Nous faisons le travail à trois, quatre ou sept personnes, de la programmation à l’accueil du public, s’il le faut. Les infrastructures ont souvent été conçues sans connaissance des besoins réels, que ce soit pour les bureaux trop exigus ou l’absence de véritables loges dans l’espace arrière-scène… Je crois pouvoir dire qu’il y a des adaptations à faire partout.
CA : On en revient alors à la question de la saturation. Souvent, les communes commencent par vouloir construire une salle de répétitions et de représentations pour les clubs locaux, et à l’arrivée, ils construisent une « petite Philharmonie » – sans les moyens de production qui vont avec.
Quelle est la différence entre une offre culturelle « nationale » et une offre « régionale » ?
JK : Personnellement, je n’aime pas ce terme de « culture régionale », parce que je trouve ce terme infantilisant. En matière de décentralisation, la situation luxembourgeoise n’a rien à voir avec celle de nos pays voisins, où elle est souvent due à une volonté politique venant de la capitale ou d’une région administrative. Le Kinneksbond à Mamer est à quinze kilomètres de la capitale, je ne vois pas comment notre public serait différent de celui du Grand Théâtre. Je nous vois plutôt comme des alternatives, qui contribuent à une offre plus diversifiée, par les créations aussi bien que par les accueils. Côté créations, nous pouvons soutenir les artistes non seulement par le cofinancement, mais aussi en leur accordant des espaces de liberté, où ils peuvent essayer des choses, et en leur donnant du temps sur nos scènes.
CM : Exactement. Et ce volet-là, ce soutien très concret que nous réalisons, devrait être soutenu davantage par l’État. J’ai modéré deux débats lors des Assises culturelles, donc j’ai entendu les artistes qui ont besoin de travail et de moyens.
Puis il ne faut pas oublier le travail essentiel que nous réalisons avec les enfants et le jeune public : pour ce volet-là, l’ancrage régional est essentiel, les parents préfèrent souvent la proximité. Et nous travaillons très bien ensemble, par exemple pour le programme Caku, proposé par le Kulturhaus et le Cape.
Parlons programmation alors : vous avez tous les trois de belles salles de quelque 400 places et offrez des spectacles qui reflètent vos personnalités et vos compétences. Beaucoup de musique à Ettelbruck, beaucoup de danse à Mamer et prioritairement du théâtre à Mersch. Vous produisez tous les trois des créations originales, que vous coproduisez parfois entre vous, parfois avec une maison dans la capitale ou à l’étranger. Vous avez, dirait-on, beaucoup de liberté dans le domaine artistique ?
CA : C’est une évidence que chaque directeur a sa touche personnelle, qu’il donnera aussi à sa maison. Mais je programme aussi pour mes publics spécifiques. Si j’étais à Luxembourg-ville, avec un public plus international, je ferais probablement des choix plus radicaux. À Ettelbruck, je connais mon public, je sais jusqu’où je peux aller et quel genre de spectacle ne trouvera pas son public. J’essaie donc de garder un équilibre entre une offre populaire et une prise de risque artistique.
JK : Je crois qu’on peut aussi sensibiliser un public à la nouveauté. Quand j’ai commencé à Mamer, il y avait très peu de danse, et les chorégraphies n’attiraient qu’une trentaine de spectateurs. Aujourd’hui, nous sommes passés à 200 voire 250 personnes, et le public se réjouit de découvrir régulièrement une nouvelle création de Robyn Orlin. Je mise beaucoup sur le réseautage international, afin de créer des liens avec des compagnies et des maisons intéressantes, comme à Metz – un travail qui, à terme, aidera aussi nos artistes à s’exporter.
CM : Il ne faut jamais sous-estimer le public, qui est prêt à être très mobile si une programmation l’intéresse. En plus, nous faisons un travail éducatif non-négligeable, qui commence au lycée, où nous travaillons par exemple avec les classes du préparatoire – un public qui ne verrait peut-être jamais de spectacle sans une telle offre élaborée avec le Script du ministère de l’Éducation nationale.
Malheureusement, nous discutons trop peu souvent de contenu, aussi entre nous, parce que tout le monde fonctionne à plein régime pour la gestion quotidienne. Mais depuis mon arrivée, j’ai fait des choix clairs, comme supprimer les spectacles de cabaret qui tournent dans les salles communales et les bistrots de tout le pays. Ils ont assez d’endroits, alors qu’il nous revient à nous, maisons publiques, de faire ce que d’autres ne font pas. Et je ne veux pas juste être un « sponsor » lorsque nous sommes coproducteurs, mais être consulté en amont sur les décisions artistiques.
Vous avez plusieurs niveaux de responsables au-dessus de vous : le ou la ministre, le ou la bourgmestre, le ou la président/e de l’asbl qui vous chapeaute. Est-ce que cela complique les choses ? Est-ce qu’il y a immixtion ?
CA : Pas du tout ! J’ai la confiance de mon conseil d’administration et des responsables politiques et je suis à leur écoute. Il y a certes des paramètres politiques à prendre en considération, mais je défends ma liberté de programmation bec et ongles.
CM : Pas chez nous non-plus. En tant que principal financier, la commune a un certain nombre d’attentes, par exemple la mise à disposition de la salle pour quelques soirées par saison – et puis c’est tout. Je suis membre de la commission culturelle de Mersch, et lorsqu’elle veut organiser quelque chose, on trouve toujours une solution qui satisfasse les deux côtés. Mais je ne veux pas que quelqu’un d’autre programme chez nous.
JK : Pas de pression politique à Mamer non-plus. Nous collaborons aussi avec la commission culturelle du village et affichons ces éléments de programme comme tels dans notre brochure annuelle.