L’insolite ou le loufoque naissent de la distance entre le sujet et son observateur. Cette distance peut être géographique, sociale ou temporelle. Cela s’observe actuellement dans deux expositions de photos, qui, pour différentes qu’elles soient dans l’intention de leurs auteurs respectifs, génèrent une ambiance nostalgique et ce sentiment de loufoque par leur distance. Les deux photographes pourtant n’ont rien à voir l’un avec l’autre, sinon l’époque dont ils rendent compte : la deuxième moitié du vingtième siècle, qui nous semble tellement loin vu d’ici. À part ça, tout les oppose : la première, Mary Frey, est une femme, Américaine et artiste ; le second, Jean Weyrich (1930-2004), est un homme, Luxembourgeois et photoreporter. Au CNA à Dudelange, Frey compose ses photos faussement documentaires de la classe moyenne étatsunienne alors qu’au Ratskeller à Luxembourg, Weyrich documente les visites d’État de la famille grand-ducale, les Schueberfouer et autres braderies au grand-duché. Et pourtant, en les voyant en parallèle, on a comme l’impression que les mondes composés par la première commentent en quelque sorte le photojournalisme sage du second. Et, peut-être, s’en moque un peu, tendrement.
« La femme idéale » était un concours de la parfaite ménagère importée d’Italie, Donna Ideale. La gagnante remportait un lave-linge « entièrement automatique », la deuxième un maillot de bain « ou un bikini », une chemise de nuit « et un déshabillé, ainsi qu’une série de livres de cuisine », alors que la dernière des quatre finalistes devait « se contenter d’un vanity-case et d’un bon permettant d’acheter gratuitement du savon pendant cinq ans », explique la légende d’une photo en noir et blanc de Jean
Weyrich datant de 1969. Elle a probablement été publiée dans la Revue à l’époque et est exposée dans la rétrospective que lui dédie la Photothèque au Cercle-Cité. On dirait une satire sur le rôle de la femme à l’ère de l’avènement de l’électroménager (l’élégance et l’assiduité dans l’exécution des basses besognes du foyer est récompensée par des équipements électriques, de mode ou d’esthétique) que Weyrich s’empresse de vanter : une femme en robe et coiffure années soixante devant un tableau noir accroché sur une tapisserie à motif pop, avec les points remportés par chacune des femmes dans les différentes disciplines.
À des milliers de kilomètres de là et dix ans plus tard, Mary Frey réalise cette photo improbable d’une Woman with pie : une femme d’un âge certain dans sa cuisine, jupe à tartans et tablier à motif floral, grosses lunettes et gants isolants, montrant fièrement sa tarte fraîchement sortie du four. Elle pourrait faire partie d’un de ces concours de la plus belle tarte qu’affectionnent tant les Américaines. La photo appartient à la série Domestic Rituals que la photographe a réalisée entre 1979 et 1983, au tout début de sa carrière, mais qui vient seulement d’être publiée, en 2017, sous le titre Reading Raymond Carver par Peperino Books. En noir et blanc, la série est actuellement exposée sur des murs jaune pastel au Display 01 du Centre national de l’audiovisuel à Dudelange, à côté d’une deuxième série, en couleurs celle-là, datant du milieu des années 1980 et qui a donné son nom à l’exposition, Real Life Dramas.
Sous leurs airs de documentation, les photos de Mary Frey sont pourtant complètement mises en scène : voulant montrer la vie quotidienne des classes moyennes dans l’Amérique profonde (elle habite le Massachusetts), elle choisit les situations, les acteurs, la forme de la scène et l’effet voulu par le choix du matériel photographique (caméra, flash, pellicule…). Au début, les sujets de ses tableaux vivants étaient ses proches et ses amis. Plus tard, elle élargit le cercle. Mary Frey, exposée dans les années 1980 avec William Eggleston, Nan Goldin, Lee Friedlander ou Stephen Shore au Moma, voulait interroger les codes et les valeurs des classes moyennes, mais aussi la notion de « vérité photographique » – trente ans avant Thomas Demand.
Dans la série Real Life Dramas, Mary Frey pousse l’aliénation encore plus loin en adjoignant chacune des photos de légendes : « Her routine was predictable. Somehow he found this reassuring » sous l’image d’un couple âgé allant se coucher, l’homme enlevant sa chemise, la femme déjà absorbée par la lecture (tiens, c’est la femme de la tarte d’il y a quelques années). Ou « There was a familiarity about the place which was oddly comforting » sous ce salon maladroitement décoré pour Noël. Malheureusement, les curateurs de l’exposition à Dudelange (Norbert Moos, le directeur du Forum für Fotografie de Cologne, d’où est importée l’exposition, et Michèle Walerich pour le CNA) ont décidé de ne pas publier les légendes sous les photos. On peut les consulter sur le site internet de Mary Frey.
Ces petits textes jouant sur l’absurde du quotidien ne deviennent que plus déconcertants en comparaison avec les légendes qui sont affichées bien lisiblement dans les cadres (quelle idée ?) des photos de Jean Weyrich, pour ces photos de présentation de soutien-gorges à « l’élégance qui saute aux yeux » ou ces « mannequins de renommée internationale » dévoilant des bikinis de la marque Triumph au Grand Hôtel Cravat (1985). Le monde que nous dépeignent Mary Frey comme Jean Weyrich est un univers d’insouciance et de petites joies trop fièrement affichées, où même Roman Polanski fume la pipe et « apprécie la vue sur Pfaffenthal » en 1971 – comme si Charles Manson n’avait jamais existé. One upon a time…