Entrer dans l’histoire Il est presque minuit, lundi soir, quand, après les dernières notes de l’« allégresse générale » qui clôt l’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky, le public exulte. De longs applaudissements nourris, des bravos enthousiastes, des photos au portable et en bis, une enthousiasmante Polonaise de Tchaïkovski. Ils sont plus de 4 000 personnes ce soir dans l’amphithéâtre de l’Odéon d’Hérode Atticus, au pied de l’Acropole, ouvert en 161 après JC, il fait doux et extrêmement humide (ce qui est atypique pour cette période de l’année à Athènes), après un orage dans l’après-midi. L’amphithéâtre aurait pu être plein, il y a 5 000 places vendues à entre 28 et 100 euros, mais ce lundi était un jour férié et la fin des vacances, beaucoup de gens rentraient seulement le soir chez eux. Les organisateurs du Athens Epidaurus Festival, dans le cadre duquel a lieu le concert, semblent presque s’en excuser. Mais 4 000 personnes, c’est déjà plus de deux fois la Philharmonie du Kirchberg.
Ce public est surtout venu pour la soliste, Yuja Wang, qui est une véritable rockstar dans le monde de la musique classique. Née à Beijing en 1987, elle commence le piano à six ans et part continuer sa formation d’abord à Calgary au Canada, puis à Philadelphie aux États-Unis. La jeune pianiste est spectaculaire à plus d’un titre. Par sa maîtrise technique d’abord, la précision de ses gestes, sa puissance comme sa sensibilité dans l’interprétation, et le répertoire qu’elle interprète comme une partie de plaisir – ses nombreux bis, de la Tritsch-Tratsch-Polka de Strauss à un medley improvisé autour de Carmen le prouvent. Star mondiale, elle enchaîne les concerts sur toute la planète, de New York (où elle était en résidence à la Carnegie Hall cette saison) à Beijing, en passant par Schönbrunn (où elle joua hier, jeudi, déjà avec les Wiener Philharmoniker sous Gustavo Dudamel), et ce avec les meilleurs orchestres. Qu’elle ait accepté de faire cette tournée européenne de dix dates sur quinze jours avec l’Orchestre philharmonique du Luxembourg et son chef Gustavo Gimeno, est en soi déjà une énorme reconnaissance pour eux.
Être de son temps Et elle a apprécié l’expérience, disait aux musiciens qu’elle avait le blues lundi soir. « Je suis triste que la tournée soit terminée », écrivait-elle le soir-même dans sa story sur Instagram. Parce qu’elle est une femme qui a les deux pieds dans son époque et pratique les réseaux sociaux avec audace. Elle sait qu’il faut aller chercher les nouveaux publics là où ils sont. Elle est « ambassadrice » pour des marques de luxe (comme les montres Rolex ou les valises Rimova). Et, surtout, elle s’habille de manière furieusement provocante. Ce bout de femme tout en muscles et en énergie salue en un mouvement brusque et dynamique comme une sportive, porte fièrement des hotpants noirs très courts à Istanbul ou une longue robe blanche brodée de perles à Athènes, plus des escarpins Louboutin à talons de quinze.
« Elle exagère quand-même, vous devez écrire qu’elle exagère ! », dit une Amie de l’Orchestre, après le concert stambouliote au Lütfi Kirdar Convention Centre, dans ce pays musulman où de plus en plus de femmes portent le voile, souvent même le voile intégral. Yuja Wang sait qu’elle provoque. Fille d’une mère danseuse et d’un père percussionniste, elle a conscience de l’importance du corps lors d’une performance sur scène et manie son piano comme un instrument rythmique. Et elle sait que le monde de la musique classique reste extrêmement codifié, que les femmes ont à y être plaisantes et discrètes et que, de toute façon, elle sera toujours stigmatisée comme un de ces clones chinois tels qu’aiment à les définir les Occidentaux, jouant avec virtuosité, mais sans âme. Son comportement est une affirmation que les temps ont changé, qu’il ne faut plus être vieux et grincheux pour jouer Chostakovitch, la Rhapsody in blue de Gershwin ou le Concerto pour la main gauche que Ravel écrivit pour Paul Wittgenstein, qu’elle interpréta en début de tournée (« mit der Dynamik einer Raubkatze » écrivait le Standard autrichien après le concert viennois). Le public vient pour elle, pour l’effet star – et découvre l’OPL par la même occasion.
Chef d’orchestre curateur L’orchestre, fondé en 1933 comme orchestre-maison de la CLT puis repris par l’État, a fait un sacré chemin, surtout depuis son intégration à la Philharmonie il y a dix ans et l’arrivée de Gustavo Gimeno comme chef en 2015. « Le programme pour une tournée est comme une exposition », explique l’Espagnol vis-à-vis du Land avant le concert à Athènes lundi, assis sur les pierres de l’amphithéâtre encore réchauffées par le soleil de la journée. « Il y a différentes salles et différents tableaux qu’on change parfois, mais le tout doit toujours s’accorder et faire sens. » Pour cette tournée à travers la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, la Slovénie, la Turquie et la Grèce, il a composé un programme très « enjoyable, very intimate, rich and colourful », de Français et Russes de la fin du XIXe, début du XXe – les deux Ravel furent remplacés par Gershwin et L’oiseau de feu à la fin.
Il faut le voir diriger pour comprendre Gimeno : ces mains élégantes qui dansent un ballet au-dessus des musiciens, cette attention concentrée pour chacun des musiciens, ces gestes inclusifs. « Oui, j’aime inclure tout le monde », confirme-t-il dans l’entretien, qu’il faut encourager tous les musiciens de donner le meilleur d’eux-mêmes et de travailler « with pride and commitment ». Lui-même ne se croit jamais arrivé, jamais satisfait. Même pour la répétition de raccord pour le dernier concert, il reste exigeant jusque dans le détail, corrige les petites imperfections, monte les marches pour aller écouter l’acoustique, « it sounds quite good here… » Les gazouillis des oiseaux, les aboiements lointains de chiens et la lumière de la pleine lune en ajoutent au charme de jouer en plein air ici. Travaillant désormais en parallèle pour l’Orchestre philharmonique du Luxembourg et le Toronto Symphony Orchestra, le quadragénaire a fait de l’OPL une formation jeune et conquérante, dynamique – et fière du travail accompli.
« Cette tournée est positive pour tout le monde », confirme aussi Philippe Koch, premier Konzertmeister de l’OPL depuis de longues années et qui a connu toutes les phases de l’orchestre. Sur cette tournée, raconte-t-il, « tout le monde est enthousiaste ». En premier les musiciens pour jouer ce programme dans ces belles salles. Avec des coups de cœur pour le Konzerthaus de Vienne, où ils furent chaleureusement accueillis par le directeur, leur ancien chef Matthias Naske, ou l’Elbphilharmonie à Hambourg (malgré les problèmes techniques de la climatisation dont le bruit a gêné surtout les mouvements lents et qui a valu à l’OPL d’être cité dans le Stern), Istanbul et Athènes. Mais le public était lui aussi enthousiaste, ce qui se vit non seulement aux applaudissements et aux standing ovations, mais aussi et en premier lieu au nombre de tickets vendus : l’OPL joua à guichets fermés, sauf à Izmir, où l’orchestre avait la concurrence d’une finale de football.
Une telle tournée n’est pas seulement positive pour les musiciens, leur moral – même s’ils voyageaient beaucoup et ont très peu vu les villes dans lesquelles ils jouaient – et la cohésion du groupe. Parce que, à cent personnes (ils sont exactement 99 en ce moment), on a ses habitudes de travail, alors que « quand tu es dans le bus à côté de quelqu’un que tu connais à peine, cela crée de nouveaux liens » d’après plusieurs d’entre eux.
Nation branding C’est surtout aussi un excellent exercice de promotion de l’image du Luxembourg – sans que le logo trop voyant du nation branding ne soit accolé à toute la communication. Avec une telle tournée, le grand-duché est évoqué dans les milieux artistiques comme une nation qui compte, mais prête aussi son cadre à toutes sortes d’activités diplomatiques et, qui sait, aussi de relations d’affaires. C’est pour cela aussi que les ambassadeurs étaient sur le qui-vive. Et que les très charmants Amis de l’orchestre firent des voyages qui à Hambourg (où ils étaient 130), qui à Istanbul (une trentaine), combinant une soirée de concert (avec le Roude Léiw dans les bagages pour les applaudissements) avec quelques jours de tourisme. Les mécènes réunis dans le cercle PhilaPhil furent aussi du voyage. Et pour Athènes, le président du conseil d’administration de la Philharmonie, Pierre Ahlborn, et le premier conseiller du ministère de la Culture, Jo Kox, avaient fait le déplacement.
« Je ne peux que confirmer que cette tournée est absolument géniale », avance aussi Utz Koester, qui joue de l’alto et est le président de la délégation du personnel de la Philharmonie (soit de l’orchestre plus de l’administration centrale, 183 salariés en tout). « Nous jouons pour le public et pouvons nous concentrer sur cela », se réjouit-il. Toutes les tournées n’ont pas été ainsi. Mais l’organisation se professionnalise. Pour satisfaire les besoins des cent musiciens, Patrick Coljon est « senior manager orchestra » à plein temps depuis trois ans – et a complètement abandonné la musique pour cela (il jouait du cor dans l’orchestre et était longtemps délégué du personnel de OGBL). C’est à lui que les musiciens se réfèrent en premier avec leurs questions ou réclamations, et il passe le relais avec le management. Et de souligner son excellente entente avec Stephan Gehmacher, le directeur général de la Philharmonie, toujours attentionné durant les concerts auxquels il assista, adressant ses remerciements à tous, y compris les régisseurs et stage hands, avant le dernier concert.
Défi logistique En amont d’autant d’enthousiasme, il y a une organisation rigoureuse, presque militaire, par l’équipe logistique de la Philharmonie, dont Catherine Gaul, en charge du management de la tournée en interne, Geoffroy Guirao pour le volet logistique, et deux agences spécialisées, en charge de trouver les engagements et des salles. « Notre travail commence déjà deux ou trois ans en amont de la tournée », explique Guirao. Il faut d’abord s’assurer de la disponibilité sur une assez longue période, du chef, puis d’une ou d’un soliste. Qui, eux, se mettent d’accord sur un noyau de programme, alors que l’équipe logistique définit le trajet, cherche les salles ou les festivals, puis organise les voyages, les jours de repos, le transport des instruments. Pour cette tournée-ci, et afin d’éviter les pépins, l’orchestre a voyagé avec deux sets d’instruments et de costumes, l’un pour la première partie jusqu’à Vienne et le deuxième pour la fin, à partir d’Izmir – de peur qu’un problème de douane bloque les équipements entre l’Europe et la Turquie. Aux musiciens – qui ont presque tous deux instruments – de décider s’ils tenaient à jouer sur leur propre instrument durant tout le voyage. À peu près vingt pour cent, surtout les violonistes et l’un ou l’autre violoncelliste, emportaient leur propre instrument sur le dos – et ne le lâchaient jamais du regard. « En fait, on anticipe au maximum pour, le jour J, n’avoir qu’à gérer les impondérables, continue Geoffroy Guirao. En gros, notre travail est de rendre les choses possibles. » Alors que l’orchestre rentrait mardi matin, le travail de préparation pour la prochaine tournée est déjà presque terminé : ce sera en septembre en Amérique latine, avec la violoniste Janine Jansen, pour un programme autour de Beethoven, Mendelssohn et Brahms.
Il est vingt heures passé lundi soir. Le concert commence dans une heure, le public fait la file devant l’amphithéâtre. Saskia Muller demande encore une fois l’attention de Gustavo Gimeno. Saskia est digital media manager de la Philharmonie et fait un storytelling dynamique et moderne sur les réseaux sociaux. Gimeno se prête au jeu des questions directes du public auxquelles il répond patiemment face caméra tout en haut de l’amphithéâtre. « Une tournée, est-ce des vacances ? » « Est-ce que vous faites la fête après les concerts ? » Publikumsbindung est le terme allemand pour cela. Le soleil se couche sur l’Acropole. Ça frise presque le kitsch.