Clarté « Avec la nouvelle loi, nous avons enfin des règles claires qui nous manquaient jusqu’ici, se réjouit la directrice des Archives nationales Josée Kirps. Avant, il y avait beaucoup de zones grises. Donc en principe, la loi est une bonne chose. » Le 10 juillet 2018, peu avant la fin de la législature, la Chambre des députés adoptait la Loi sur l’archivage pour laquelle le projet avait été déposé trois ans plus tôt par la ministre de la Culture libérale Maggy Nagel. La loi est en vigueur depuis le 1er septembre 2018 et son application pose de nombreux problèmes logistiques et des questions d’application dans le détail qui handicapent la recherche et dont se plaignent notamment les historiens. À tel point que le député socialiste Franz Fayot s’est même fendu, à la mi-mars, d’une question parlementaire à la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) sur le sujet.
Car la nouvelle loi, la première à tenter d’instituer des règles en matière archivistique au Luxembourg, doit « garder la balance entre protection des données personnelles et droit à l’information » comme le résume Josée Kirps. Et comme le texte de la loi fut rédigé en pleine négociation de l’application du RGDP (règlement européen sur la protection des données personnelles) au niveau national, les limitations d’accès à ces données furent reprises ici. Ce qui implique que les « délais de communication » (« Sperrfrist ») qui semblent assez généreux en règle générale – cinquante ans pour les archives publiques – sont beaucoup plus longs dès qu’un dossier contient des données personnelles : jusqu’à 75 ans « à compter de la date du document le plus récent inclus dans le dossier au cas où la date de décès [d’une personne incluse dans le dossier, ndlr.] n’est pas connue » (article 16.3.). Ces 75 ans correspondent donc actuellement à 1944, la fin de la Deuxième Guerre mondiale ; logiquement les dossiers sur l’épuration par exemple sont automatiquement inaccessibles1. Des exceptions pour la recherche et le travail scientifique « dans l’intérêt public » sont prévues dans l’article suivant, mais ces exceptions doivent être expressément accordées par la direction des Archives. Et, le cas échéant, celle-ci doit d’abord demander un accord à « l’entité versante », soit l’administration dont proviennent ces documents. Par exemple pour une recherche sur les migrations, qui sont courantes, il pourrait s’agir alors du ministère des Affaires étrangères. Cette « entité versante » dispose de trois semaines pour répondre à la demande ; en l’absence de réponse, la décision revient à la directrice des Archives nationales. En cas de refus, le demandeur peut saisir le Conseil des archives prévu dans la loi (art. 22).
Retards Voilà pour la théorie. En pratique, beaucoup de chercheurs constatent une grande pusillanimité de la part des Archives et des administrations en ce qui concerne tout ce qui a trait aux données personnelles. Ainsi, le médieviste Michel Pauly raconte que plusieurs de ses étudiants à l’Université du Luxembourg ont eu des « problèmes énormes » pour accéder à certains dossiers, notamment tout ce qui touche aux recensements de la population, qui ne sont constitués que de données personnelles, forcément. « Il y a une certaine frilosité de la part des Archives nationales, regrette-t-il. Peut-être qu’il ne s’agit que de problèmes initiaux de mise en place, mais nous aimerions vraiment qu’on accorde plus de confiance aux chercheurs. » Comme certains de ses pairs, il ne comprend pas que l’Université du Luxembourg n’ait pas été impliquée davantage dans la conception de la loi sur les archives, en lui demandant une prise de position officielle sous forme d’avis lors des travaux législatifs.
Car voilà : depuis la création de l’Université du Luxembourg, en 2003, il y a une armée de chercheurs débutants, en histoire notamment, qui se nourrissent des archives et ont remplacé les amateurs qui fouillent leur généalogie sur les bancs des Archives nationales2. Mais du côté des Archives, les moyens n’ont pas été adaptés. « Nous avons d’énormes retards à rattraper, et comme vous savez, nous manquons de personnel », concède ainsi la directrice, Josée Kirps3. Ainsi, la section histoire contemporaine n’est gérée que par deux personnes, qui doivent encadrer les demandes d’accès aux archives et faire le suivi des dérogations et des accords ou refus. Il s’avère alors pratiquement impossible de respecter les délais inscrits dans la loi. D’autant plus que du côté des administrations versantes, tout est nouveau aussi : les procédures doivent être mises en place, les personnels formés4, les archives susceptibles d’être versées (après l’expiration de leur « durée d’utilité administrative ») doivent être définies, les demandes de dérogation traitées. C’est une responsabilité en cascade et un effort administratif exponentiel auxquels personne ne semble préparé.
Besoins basiques Du côté des Archives nationales, peu de problèmes urgents depuis deux décennies n’ont été résolus. Tout se passe comme si cet institut culturel pourtant vital pour tout ce qui a trait à la recherche sur le patrimoine, l’histoire ou la socio-politique nationaux restait le parent pauvre de la politique culturelle. Depuis l’avortement, en 2006, sous le gouvernement Juncker/
Asselborn, du premier projet de construction d’un nouveau bâtiment à Belval (voir d’Land du 18 août 2006) pour cause de politique d’austérité, et malgré plusieurs annonces et reprises sur le métier, aucun projet de loi concernant une nouvelle infrastructure pour stocker les archives n’a encore été déposé. L’accord de coalition du gouvernement Bettel/Schneider/Braz II de décembre dernier promet certes de finaliser ce projet de construction. Et le même architecte que pour le premier projet, Paul Bretz, aurait finalisé de nouveaux plans pour un bâtiment à implanter sur le même terrain à Belval, à côté des hauts-fourneaux, et le projet de loi devrait, promet Josée Kirps, pouvoir être déposé avant l’été. Mais les annonces ont été si nombreuses qu’on attend de voir. Avec
3,9 millions d’euros de dotation budgétaire prévue cette année, les Archives sont parmi les instituts culturels d’État les plus mal lotis.
Comment pourraient-elles gérer leurs nouvelles missions avec si peu de moyens ? En 2018, année de l’entrée en vigueur de la loi (en fin d’année), le service « collecte, conseil et encadrement » créé en 2016, en vue de la réforme, disposait de 2,5 postes équivalents temps plein, pour gérer à la fois la mise en place de la loi, comme les visites auprès des administrations et sociétés susceptibles de verser des archives (commissariats de police, instances judiciaires, voire études de notaires,...), et la réception de ces archives. En 2018, ce furent 1 199 mètres linéaires d’archives papier et 147 mégabytes d’archives électroniques. Parce que c’est devenu ingérable, la réalisation des « tableaux de tri », sur lesquels doivent être fixés les archives à verser par quelque 150 administrations, a été outsourcée à une équipe privée spécialisée de cinq personnes, choisie après un appel d’offres européen. Selon la loi, elle a sept ans pour écrire ces tableaux. Le Conseil des archives, qui, selon la loi, comptera entre sept et quinze personnes, reste à être nommé.
Négocier « Ce qu’il nous faudrait, estime l’historien Denis Scuto, « chief scientist in contemporary luxembourgish history » au C2DH (Centre for Contemporary and Digital History) de l’Université du Luxembourg, ce serait que tous les ministères donnent une procuration aux Archives nationales pour qu’elles gèrent la question de l’accès aux archives pour elles ». Parce que, s’il faut suivre la lourde procédure de demande pour toutes les archives contenant des données personnelles ayant moins de 75 ans, cela prend beaucoup de temps – que les étudiants, souvent, n’ont pas. Actuellement, les Archives négocient des conventions ponctuelles pour chaque sujet de recherche avec le C2DH. En 2018, ce fut le cas pour « La politique de l’État luxembourgeois à l’égard des Juifs (années 1930-50) » et pour le projet « Histoire de la Justice ». Aussi bien Josée Kirps que Denis Scuto soulignent qu’ils sont actuellement en dialogue pour trouver des solutions qui faciliteraient la recherche et prendraient en compte les aléas des deux côtés. Aussi, Scuto est-il prévu comme membre du Conseil des archives à venir.
Alors, si tout le monde affiche sa bonne volonté, pourquoi ça grince quand-même ? Parce que, comme si souvent au Luxembourg, la masse critique est si faible que les personnels n’arrivent pas à suivre. Au-delà de rivalités personnelles entre historiens ou de considérations idéologiques (un historien de gauche ou libéral peut-il avoir accès aux archives de Joseph Bech, alors qu’il y a de fortes chances que son travail scientifique sera moins élogieux que celui d’un historien de droite ?), l’objectivation et la professionnalisation de l’archivage souffrent tout simplement d’un manque de moyens. Alors l’inventorisation en pâtit, rendant des pans entiers des archives inaccessibles par manque de cotes dans les programmes informatiques. Parfois, c’est déjà arrivé, des mètres entiers de dossiers disparaissent du radar, parce que le stockage est toujours éparpillé sur de nombreux sites5. Si la loi impose des procédures longues et que des fonctionnaires méticuleux les respectent à la lettre, cela dure. Le temps d’une attente que les historiens n’ont souvent pas, leurs recherches leur imposant d’autres contraintes. Les susceptibilités d’une micro-société font le reste pour ralentir que la lumière soit entièrement faite sur notre histoire. Même l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) estime qu’il ne pourra écrire ses mémoires que dans quelques années, lorsque les témoins contemporains dont il parlera seront morts.