d’Land : La Bibliothèque nationale (BNL) est en plein déménagement… 1,8 million de documents doivent être déplacés des différents sites vers le nouveau bâtiment unique de Kirchberg. Avez-vous des informations sur ce déménagement ? Est-ce que cela se passe bien ?
Estelle Beck : L’Albad n’est pas du tout impliquée dans ce déménagement, Je sais seulement qu’ils espèrent ouvrir en septembre et que mes collègues, dont certains travaillaient depuis vingt ou 25 ans à Roosevelt, sont en train de faire le tri dans leurs bureaux.
Combien avez-vous de membres ? L’Albad (Associatioun vun de Lëtzebuerger Bibliothekären, Archivisten an Dokumentalisten) compte aussi bien des membres travaillant dans des bibliothèques publiques que dans le secteur associatif ou privé...
Nous avons 150 membres, ce qui peut paraître beaucoup pour cette profession, mais ce qui est peu en fait, parce qu’il y a pas mal de bibliothèques privées ou spécialisées qui ne connaissent pas encore notre existence et pourraient devenir membres. Il s’agit aussi bien de personnes physiques que d’institutions. Dans le secteur privé, nous avons surtout des documentalistes qui travaillent, par exemple, pour des études d’avocats. Parmi nos membres, nous avons aussi des centres de documentation publics, mais très spécialisés, comme celui sur les migrations humaines à Dudelange, qui est une asbl, tout comme les bibliothèques communales – telles que le Mierscher Lieshaus ou la bibliothèque d’Ettelbruck.
Avec la nouvelle BNL, qui ouvrira en automne, et la Maison du livre à Belval, qui a ouvert l’année dernière, on peut affirmer que le Luxembourg croit au livre en ce début du XXIe siècle, investissant des sommes conséquentes dans les infrastructures qui lui sont dédiées ? Ou s’agissait-il seulement d’un retard à rattraper ?
J’aurais envie de dire oui, mais ce ne serait pas politiquement correct (rigole). Mais quand même… le Luxembourg avait effectivement un retard à rattraper dans ce domaine. Là, on va avoir deux grands bâtiments qui sont à la pointe, et ça, c’est extrêmement positif, en termes d’image. Je trouve ça vraiment bien, parce que cela signifie que le Luxembourg se met au niveau international, en l’occurrence en ce qui concerne les deux plus grandes bibliothèques du pays. Surtout, c’est très encourageant, parce que le gouvernement a compris que ces infrastructures sont un investissement pour la culture et pour l’éducation et qu’il est d’accord d’y mettre les moyens pour construire des bâtiments adaptés à ces institutions. Parce que, à Roosevelt, la Bibliothèque nationale est (était) dans un bâtiment qui n’était pas prévu pour cette utilisation. Maintenant, on va avoir des bâtiments qui sont dédiés à ces fonctions, pour lesquels le gouvernement a mis les budgets qu’il fallait. Il y a une volonté politique derrière – même s’il faut se souvenir que le projet de construction de la Bibliothèque nationale a été extrêmement long…
Ces deux nouvelles grandes bibliothèques sont aussi des bibliothèques en accès libre… 320 000 livres pourront être consultés sur place au Kirchberg. Qu’est-ce que cela change dans l’accès au savoir ?
Je pense que c’est quelque chose de totalement logique. Une bibliothèque sert à quelque chose si elle a des usagers. Via l’accès libre, n’importe qui peut rentrer et ainsi avoir accès au savoir. Mais, et là je pense surtout à la Bibliothèque nationale : elle a aussi une vocation patrimoniale et ne peut pas tout mettre en accès libre, ce qui est normal. Car sa mission principale est la préservation du patrimoine, donc elle ne peut pas simplement mettre un manuscrit qui date de 1500 sur les rayons. Que leurs ouvrages scientifiques, par exemple, qui ne sont généralement pas des Luxemburgensia, soient désormais en accès libre, je trouve cela tout à fait normal. Mais ce n’était pas possible jusqu’alors, par manque de place. C’est justement pour cela que je trouve bien que le gouvernement construise enfin un bâtiment qui est prévu pour ça, dans lequel il y a la place pour mettre en accès libre ce qui peut l’être. À Belval, ils ont vraiment prévu énormément de place pour l’accès libre…
…oui, il y a d’ailleurs plus de place que de livres…
…pour l’instant oui… et c’est intelligent. C’est qu’ils ont planifié à moyen et long terme. Il y a au moins vingt ans de marge, c’est normal de faire ça, parce qu’on ne construit pas un tel bâtiment pour le court terme.
Que fait la bibliothèque dans laquelle vous travaillez, celle de la Chambre des députés ? À qui est-elle ouverte et comment est-ce que vous constituez son fonds ?
Il s’agit d’une bibliothèque « privée », réservée aux députés, à leurs assistants parlementaires, aux membres des fractions et à tous ceux qui travaillent de près ou de loin avec le Parlement. Nous possédons à peu près 5 000 ouvrages, principalement juridiques, mais aussi relatifs à des sujets comme les sciences politiques ou l’éducation, en fonction de l’actualité des travaux parlementaires. Par exemple, dans le cadre des projets sur la filiation et la procréation médicalement assistée, nous avons acheté des livres sur ces sujets, afin que ceux qui le veulent puissent s’informer sur ces domaines-là.
Vous avez dit qu’« une bibliothèque, ça ne sert à rien s’il n’y a pas d’usagers ». Est-ce que vous avez des informations sur le profil des usagers des bibliothèques au Luxembourg et comment il a évolué, par exemple depuis la création de l’Université du Luxembourg il y a seize ans ?
Je n’ai pas accès aux statistiques du réseau des bibliothèques Bibnet. Je pense qu’eux ont ces statistiques via leur système de gestion des inscriptions, mais ces données sont probablement internes. Les informations relatives aux usagers de la BNL peuvent néanmoins être trouvées dans le rapport annuel de l’institution. Mais je pense qu’il y a principalement des étudiants, et beaucoup d’enfants, surtout dans les bibliothèques publiques. Au Luxembourg, les personnes actives, dans la tranche d’âge des trente à cinquante ans, n’ont pas nécessairement le réflexe d’aller dans les bibliothèques publiques – à moins qu’elles n’aient des enfants. Il y a ici une grande culture d’acheter les ouvrages que l’on souhaite lire, et les personnes actives achètent de plus en plus en ligne et profitent du confort de ne pas se déplacer. Du côté des actions culturelles, je sais que tout ce qui est animations pour enfants et séances de lecture rencontre beaucoup de succès dans les bibliothèques publiques.
En allant dernièrement à la BNL ou à la Maison du livre à Belval, on pouvait toutefois constater que la moyenne d’âge a baissé depuis l’arrivée de l’Université du Luxembourg, que les historiens amateurs d’un âge certain qui y avaient leurs habitudes ont désormais comme collègues des étudiants qui y passent au moins autant de temps…
Ça c’est sûr. Mais les étudiants ont eux aussi totalement changé de comportement. Avant, à mon époque je dirais, on allait à la bibliothèque, on empruntait ce dont on avait besoin, on lisait le bouquin, on rédigeait notre « Hausarbeit » et puis voilà. Maintenant, les gens restent dans les bibliothèques, cela devient un lieu d’étude. Parce qu’il y a un bon wifi [elle rigole, ndlr.], parce que c’est bien pensé : regardez à Belval, ils ont aménagé des espaces de travail individuels, des espaces de détente, des espaces pour les groupes de différentes tailles, etc. C’est aménagé pour être un lieu de vie. En vingt ans, les bibliothèques ont complètement changé de profil. Elles ne sont plus des « Bücherschränke » comme jadis, mais des lieux de vie et de rencontre. C’est une vraie modification des usages, et je pense que cela a aussi entraîné une modification des publics.
En vingt ans, beaucoup de villes et villages ont aussi ouvert des bibliothèques régionales et locales, comme à Mersch ou à Wiltz. Sont-elles complémentaires aux grandes infrastructures nationales ?
Pour moi, une « bibliothèque publique », ce sont celles que vous venez de nommer, à vocation communale. Parce que la BNL est une bibliothèque patrimoniale et la bibliothèque universitaire s’adresse prioritairement aux étudiants. Une bibliothèque publique par contre a un peu de tout dans ses collections. Pour ceux qui font des recherches sur le village ou la région, pour les enfants, pour les écoliers,... Elles sont complémentaires à ce que vous nommez les grandes infrastructures nationales dans le sens où elles n’ont forcément pas les mêmes ouvrages, le fonds n’est pas le même. Elles n’ont pas la même mission. Les bibliothèques locales doivent surtout servir leur public proche, c’est-à-dire toutes les populations d’une ville, toutes les tranches d’âge et tous les besoins, y compris les livres éducatifs adaptés aux différents niveaux d’apprentissage. Y compris aussi les romans, même à l’eau de rose. Une des missions des bibliothèques publiques étant de non seulement proposer des livres, mais en premier lieu d’être un lieu de rencontres et d’échanges et de proposer des séances de lecture et des ateliers, qui font partie intégrante de ce que les Allemands appellent si bien « Leseförderung »…
Voilà aussi la philosophie des manifestations autour de la Journée du livre et du droit d’auteur, qui se déroulent encore jusqu’au 28 avril dans tout le pays – librairies, bibliothèques, sociétés privées, associations, auteurs et lecteurs se sont unis pour fêter « les cinq sens du livre »1. Le livre a-t-il besoin de ce soutien ?
La mission de cette Journée du livre et du droit d’auteur est surtout de sensibiliser à toutes ces institutions, à tout leur travail, et au respect du droit d’auteur, à la littérature. On veut montrer que le livre, ce n’est pas juste un texte brut, mais qu’il y de nombreux autres aspects qui y sont liés d’une manière ou d’une autre.
Le livre et le document papier ne sont-ils pas dépassés, à l’heure de la digitalisation ?
Ne dites pas ça… Cela fait quinze ans qu’on entend ça : la fin du livre papier via la numérisation du livre, et que tout deviendra paperless… Mais savez-vous combien on utilise de papier dans l’administration ? On est loin du paperless ? Malgré l’introduction des e-books, le livre papier n’a pas disparu, parce que les gens aiment toujours le contact du papier, ils aiment l’avoir dans leur poche, l’emmener dans le train, mettre des miettes partout dedans. Même en France ou aux États-Unis, où les gens sont plus enclins à passer au numérique rapidement, la proportion de gens qui ne lisent que des e-books est minime.
Mais la numérisation pose néanmoins un problème en termes d’archivage et de documentation. Comment vous, les bibliothécaires, vous y prenez-vous ?
La numérisation nous aide beaucoup dans la préservation, surtout dans le domaine historique. Je pense en l’occurrence au domaine des Luxemburgensia, où la Bibliothèque nationale a numérisé des fonds entiers de journaux luxembourgeois. C’est aussi dans un but de préservation. Parce que c’est du papier, c’est quand même fragile et le fait de les numériser permet d’une part de les rendre visibles au monde entier, de permettre une large diffusion, sans que, d’autre part, l’original ne soit en danger.
C’est vrai que la digitalisation pose un problème d’archivage électronique parce que, au fur et à mesure des années, on va devoir s’adapter aux formats futurs et on ne sait pas encore ce que ce sera. Pour l’instant, on ne connaît pas encore la solution miracle, on préserve dans les formats qu’on connaît actuellement, de très très haute qualité, dont on espère qu’on va pouvoir les transférer d’un support à l’autre sans perte d’informations. Mais personne ne sait où on va.
Sur son site internet, l’Albad dit regarder avec une certaine circonspection la nouvelle directive copyright que vient d’adopter le Parlement européen. Pourquoi ?
Circonspection, non… Nous sommes plutôt contents, de manière générale, parce que le texte a été bien adapté, et les exceptions dont les bibliothèques ont besoin dans la vie de tous les jours pour travailler ont été inclues. En l’occurrence des exceptions relatives à la préservation du patrimoine, à la digitalisation, à la protection du domaine public etcetera. Et ça, c’était très important, car si on devait commencer à négocier des licences individuelles pour chaque œuvre, on n’en aurait pas fini. À l’international, la fédération des bibliothèques critique les articles 13 et 15, en évoquant des problèmes d’éventuelle censure des contenus web, contraire à la liberté d’expression et au libre accès au savoir. Mais les bibliothèques ne sont pas directement concernées par ces aspects-là.
Le Luxembourg a, depuis août dernier, sa première loi sur l’archivage. Comment est-ce qu’elle s’applique au quotidien ? Quelles sont ses faiblesses ?
De manière générale, les archivistes sont contents qu’il y ait enfin une base légale sur laquelle ils puissent s’appuyer, mais cela pose des problèmes de place, surtout aux Archives nationales, et des problèmes de rallonge des délais : toutes les procédures sont à définir et doivent se mettre en place petit à petit.
En tant qu’Albad, vous vous engagez aussi pour la reconnaissance de vos métiers de bibliothécaires, archivistes et documentalistes. Par exemple lors de recrutements aux postes de direction… Le prochain qui se libérera sera celui de la BNL, l’année prochaine, pour lequel vous avez déjà écrit à la ministre de la Culture. Pourquoi faut-il insister autant sur ce point-là ?
En voyant des annonces de recrutement pour des postes en bibliothèques, je suis souvent attristée, comme encore tout récemment. Alors oui, quand on voit de telles offres, on écrit effectivement à l’autorité de tutelle pour indiquer que c’est un métier, pour souligner qu’il faut des qualifications pour être bibliothécaire, et qu’il y a des études pour faire ça. C’est dommage de ne pas le valoriser et de décrédibiliser la profession par l’embauche de non-professionnels pour des postes-clé. Trop souvent, les gens ne savent pas que c’est une profession, parce que tout le monde croit pouvoir ranger des livres. Pourtant, lorsque des non-professionnels gèrent de telles institutions ouvertes au public, on va peut-être faire des économies en ressources humaines, mais nous sommes convaincus que, bien souvent, cet argent est ensuite perdu via une gestion de la bibliothèque qui n’est pas aussi efficiente qu’elle pourrait l’être.