La chose est trop rare pour ne pas insister. Inédite. Des opéras, des premières dans des salles où le metteur en scène n’a pas mis les pieds. C’est à distance que cela s’est réglé, grâce à la vidéo et au dévouement d’un assistant. Ce qui s’est passé pour Hänsel und Gretel à Stuttgart, là où le Russe Kirill Serebrennikov s’était imposé sur la scène internationale dans la saison 2015/16 avec Salome, plus récemment encore, en novembre dernier, à Zurich avec Cosi fan tutte. Ce qui risque, à moins d’un miracle poutinien, de se répéter en mars prochain à Hambourg avec Nabucco (on cherche des réfugiés, des migrants, pour le chœur des esclaves). Et il n’en est pas allé autrement pour le film Leto, sorti le mois dernier (on attend toujours à Luxembourg) après avoir fait le festival de Cannes au printemps.
C’est que Kirill Serebrennikov est assigné à résidence à Moscou. Depuis un an et demi, son arrestation à Saint-Pétersbourg en août 2017. Pis, depuis des semaines maintenant il passe du temps dans un tribunal moscovite, accusé de détournement de fonds publics (une somme de 1,7 million d’euros, à première vue on est généreux en Russie dans le soutien des artistes). Cela porterait sur les années 2011 à 2014, le témoin à charge est une co-accusée, ancienne comptable du projet Platform et du Studio 7, structures créées au sein du Centre Gogol dont Serebrennikov a fait le point d’attraction de la scène contemporaine russe. Seulement, l’accusation prend un air kafkaïen, quand il est question d’un spectacle qui n’aurait jamais été donné ; le Songe d’une nuit d’été a été présenté en novembre 2012, est toujours à l’affiche. Pour son metteur en scène il a tourné au cauchemar.
Serebrennikov clame son innocence, parle de machination. Aux yeux du pouvoir, il y a de quoi lui en vouloir, à cet enfant terrible. On se rappelle, ce fut pour quelqu’un d’autre, à Novosibirsk, comment associé à l’église, le pouvoir s’en était pris à une mise en scène de Tannhäuser, jugée insultante aux sentiments des croyants orthodoxes. Et pour Serebrennikov, son ballet Noureev n’avait pas échappé à la suspicion, à la persécution ; la première en avait été annulée en juillet 2017, des allusions à l’homosexualité du danseur avaient fâché. Plus tard, le ballet a eu quatre ou cinq récompenses au prix Benois de la danse, mais Serebrennikov a été absent à la remise des prix au théâtre Bolchoï.
« J’ai fait ce film, à la fois pour et à propos d’une génération qui considère la liberté comme un choix personnel et le seul choix possible. » Comme une confession, un manifeste du réalisateur même ; là, Leto (l’Eté) ramène au début des années 80, à la scène underground de Leningrad, à une jeunesse élevée sous Brejnev, prête à secouer le régime et sa censure, la perestroïka n’est plus loin. À travers un triangle amoureux, Mike, le leader du groupe Zoopark, son épouse Natalia et le jeune Viktor Tsoi, il y a au-delà des implications sentimentales, de la soif de vivre face à une société sclérosée, comme un conflit de génération porté sur le terrain de la création artistique. C’est magnifiquement enlevé, une fougue emporte tout le monde, les passants, les occupants d’un train, d’un tramway, comme dans un rêve, une utopie ; Serebrennikov n’étant pas dupe, dans un geste brechtien, un acteur avertit que ce n’est pas la réalité.
Viktor Tsoi a été la grande star de la culture de masse ; beau métisse, héros romantique, il est mort accidentellement à 28 ans en août 1990, un véritable culte a suivi. Il avait saisi même Gorbatchev qui a cité souvent la chanson emblématique du groupe Kino : Nos cœurs réclament des changements.
Demain soir, le Cercle municipal hébergera le huitième Bal russe, et l’on a pu lire que le thème en sera le théâtre, notamment pour le 220e anniversaire de Pouchkine (dont les œuvres complètes font partie de la vente aux enchères). On n’y trouvera pas les disques de Viktor Tsoi, ni les vidéos (s’il en existe) de Kirill Serebrennikov. Dommage pour la culture russe. D’où ce conseil, cette invitation d’aller, sur votre ordinateur, une fois rentrés du bal, à n’importe quel moment pour les autres, sur le site de la télévision suisse SRF ; dans Sternstunde Kunst, le 23 décembre dernier, l’émission a montré comment un opéra se fait en absence de son metteur en scène, avec la photo de Serebrennikov encagé pour commencer.