„Der Zeit ihre Kunst
Der Kunst ihre Freiheit“
Épitaphe sur le fronton de la Sécession à Vienne
Citius, altius, fortius Les spotlights d’une grande scène, une fête de remise des prix, des discours, du show, de l’attention publique, des remerciements… Les 18 et 19 décembre, la proximité des Luxembourg Music Awards et du Top 100 du PaperJam n’était pas que géographique et un hasard du calendrier – les deux événements eurent lieu lors de deux soirées consécutives à la Rockhal à Belval – mais aussi idéologique : aujourd’hui au Luxembourg, la culture est devenue aussi compétitive que l’économie. Les Luxembourg Music Awards (LMA) eurent lieu pour la première fois, sur le modèle du Filmpräis (qui valorise à rythme biennal les meilleures productions cinématographiques du pays) : les LMA, organisés par la Rockhal, avec le soutien de partenaires comme le ministère de la Culture, l’Œuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte, Music:LX ou la Radio 100,7, consistent en une douzaine de prix, d’une valeur allant de 750 (meilleure chanson) à 7 500 euros (artiste de l’année). Sans grande surprise, la prolifique Edsun en sortit grand gagnant, comme le « multi-entrepreneur » Norbert Becker le lendemain aux PaperJam Awards (septième édition).
De longues procédures avaient précédé les deux remises des prix, avec soumissions de candidatures, présélections et jurys. Les gagnants sont émus, remercient les jurys, les organisateurs, les sponsors et les assistances (nombreuses) dans la salle. Interviews à la sortie de scène, photos de groupe – les similarités furent flagrantes. Ces prix s’inscrivent dans une logique de concurrence venant du sport, comme les coupes du monde, les jeux olympiques, les concours nationaux… Il y a bien des prix du meilleur sportif au Luxembourg, du meilleur chercheur, du meilleur élève en ceci ou cela, et même du journaliste, qu’y aurait-il à redire aux Lëtzebuerger Danzpräis, Filmpräis, Literaturpräis, Buchpräis, Architekturpräis... ?
Listes Fin 2018, Jo Kox (en sa qualité de consultant externe du ministère) a publié les volumes quatre et cinq du Plan de développement culturel (Kulturentwécklungsplang, Kep) sur le site kep.lu : le cinquième est un relevé des fédérations, réseaux et associations et le quatrième dresse, sur une vingtaine de pages, les « concours, récompenses et prix culturels » qui existent au Luxembourg, avec les noms des organismes attributaires (institutions culturelles ou associations), leurs dotations – souvent surtout symboliques – et leurs lauréats depuis le lancement de chaque récompense. Le Fonds culturel national, établissement public dépendant du ministère de la Culture et alimenté par les gains de la Loterie nationale (via l’Œuvre) ainsi que des dons< de quelques mécènes privés, qui est présidé par le même Jo Kox, s’est complètement restructuré, remplaçant les aides récurrentes à des associations notamment, par des bourses et aides ponctuelles qui sont accordées sur dossiers de candidature et décidées par des jurys. Une quinzaine de bourses spécifiques sont promues sur le site, allant de la résidence pour plasticiens à Paris et Montréal ou pour danseurs et écrivains à Berlin, jusqu’à des aides à la production ou à la création pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros (20 000 pour l’aide au développement de carrière pour musiciens pop-rock, avec la Rockhal, ou 15 000 euros pour la bourse Bert Theis). Une centaine de membres des différents jurys sont énoncés sur le site du Focuna, Kox mobilisant toutes les forces vives du secteur culturel, des collaborateurs des institutions jusqu’aux pairs des artistes en passant par la presse, pour rendre les processus plus transparents et équitables qu’ils ne le furent jusque-là.
Professionnalisation Parce que le modèle classique du financement de la culture, celui qui prédominait à la fin du XXe siècle, c’était celui du paternalisme bienveillant du ou de la ministre et de ses plus proches collaborateurs, les artistes envoyant une simple demande de soutien par une lettre souvent encore manuscrite et le ministre donnant son accord en inscrivant un « ok » à la main sur le document (comme le prouvent des documents de l’ère Robert Krieps, LSAP, que vient de publier le Centre national de littérature). Ensuite, il suffisait de parler à Guy Dockendorf (responsable du ministère) ou à Paul Reiles (alors président du Focuna) pour avoir un petit coup de pouce pour une exposition ou un voyage à l’étranger à un concert où l’on était invité.
Kox a professionnalisé ces procédures et diversifié les aides, de celle à la mobilité en passant par celle à la production, à la création, à l’édition ou à la diffusion, jusqu’à soutenir la formation continue ou l’invitation à des professionnels étrangers pour venir voir des spectacles. Les critères sont clairs et publics, les montants maxima aussi, les inscriptions et remise de dossiers se font en-ligne et l’administration est extrêmement réactive et efficace. En 2017 (derniers chiffres disponibles), le Focuna a soutenu 241 projets à hauteur globale de 550 000 euros. En parallèle, à l’initiative de l’éphémère ministre Maggy Nagel (DP), les procédures du ministère de la Culture lui-même ont été rendues publiques et transparentes. Selon son rapport annuel 2017, le ministère a attribué cette année-là 296 subsides pour un montant total de 1,5 million d’euros, étalonnés de 400 (pour des artistes individuels) à 100 000 euros (pour l’exposition Lëtzebuerg an den Éischte Weltkrich à Käerjeng). On devrait donc se réjouir de cette professionnalisation et démocratisation.
Mais quelque chose cloche. Car qui dit sélection dit dossiers (personne ne demanderait à un comptable de peindre la Joconde, mais on demande aux artistes de faire de parfaits tableaux Excel et de promouvoir leurs projets comme des publicitaires) et critères se voulant objectifs. Or, comment évaluer « [l]’impact sociétal et [la] plus-value pour le Luxembourg » qu’impose de formuler la demande officielle de subside du ministère de la Culture, publié sur guichet.lu ?
Don’t ask what your country can do for you… Au lieu de mettre la liberté de penser des artistes au centre de toute la politique culturelle du gouvernement, de leur proposer de réfléchir le monde tel qu’il va sans aucune contrainte, de l’interroger et de subvertir l’idéologie dominante, on leur demande désormais, dans une acception aussi utilitariste que celle que le pays a vis-à-vis de l’université et de la recherche, de servir le grand-duché et son nation branding vers l’extérieur. Exemple le plus flagrant : le Focuna a mis à disposition une enveloppe de 350 000 euros pour financer le programme culturel du pavillon luxembourgeois à l’Expo 2020 à Dubaï – une exposition mondiale à vocation essentiellement de promotion économique –, et Jo Kox vient d’accompagner le collectif d’artistes à un voyage préparatif aux Émirats arabes unis, dont l’auteur Guy Helminger, membre du collectif, se moque gentiment dans un billet diffusé le 28 décembre sur Radio 100,7, fustigeant la volonté des organisateurs locaux de convaincre les visiteurs étrangers des qualités démocratiques et économiques du pays. Eux auront pour mission de leur opposer les qualités démocratiques et écomomiques du grand-duché.
« Les libéraux, mais de gauche ne font jamais du devenir collectif une priorité : les politiques monétaires, le culte de l’argent, le mythe de la réussite individuelle, la soumission aux organisations privées, la frénésie consumériste et le patriotisme béat passent pour la ritournelle de la vie politique que l’on continue de fredonner en se contentant de lui ajouter quelques couplets sur de nouveaux droits particuliers », constate le philosophe Alain Deneault dans son petit livre Politiques de l’extrême centre (Lux Editeur, 2016). « Nie war die Freiheit der Kunst eine totale Freiheit », note, pour sa part, l’historien de l’art et auteur de la Zeit Hanno Rauterberg dans son essai Wie frei ist die Kunst ? Der neue Kulturkampf und die Krise des Liberalismus (Suhrkamp, 2018). Et de continuer : « Ebenso kennt die Freiheit materielle Grenzen, ein Künstler muss es sich leisten können, seinem freien Schaffen nachzugehen, ungezwungen von finanziellen Nöten. Zudem kommt es vor, dass die Kunst ihre Autonomie freiwillig preisgibt und sich in den Dienst der politischen und ökonomischen Macht stellt. » Ce que les artistes sont désormais forcés de faire au Luxembourg s’ils veulent être soutenus par le ministère, le Focuna, l’Œuvre, la Fondation de Luxembourg ou un des nombreux prix et jurys qui poussent comme des champignons ces dix dernières années. Une participation à la biennale d’arts plastiques ou d’architecture à Venise, au festival Off d’Avignon ou aux Rencontres photographiques d’Arles, les aides à la production audiovisuelle du Film Fund (33 millions d’euros par an), les commandes dans le cadre du Kunst am Bau, l’obtention du statut de l’artiste ou encore les résidences du Steichen Award à New York passent tous par des appels à projets avec critères de sélection et jurys (constitués d’une poignée d’élus, toujours les mêmes). La « modernité digitale » (Digitalmoderne) que décrit si bien Rauterberg dans son livre, est faite de questions identitaires et d’affects, des groupes d’intérêts se constituant autour de thèmes spécifiques, en communautés, qui font pression sur les grandes idéologies comme celle du progrès social ou de l’Aufklärung populaire, menant à un schisme traversant le milieu libéral de gauche.
L4C Si la création d’un Luxembourg Arts Council, une sorte de grand bureau export qui gérerait toutes les aides et tous les subsides, mais promouvrait aussi la création artistique des différents domaines artistiques vers l’international, permettant ainsi aux créateurs de se professionnaliser et de se confronter à leurs pairs, fut une des grandes revendications durant le processus d’élaboration du Kep, et en constitue donc tout naturellement une des principales recommandations. On en retrouve l’idée dans l’accord de coalition du gouvernement Bettel/Schneider/Braz 2 de décembre 2018. Cela s’appelle L4C pour « Luxembourg for culture, » à l’image de Luxembourg for business ou de Luxembourg for finance – et rien que ce vocabulaire ultralibéral choque. Il y est question (page 91) de « stratégies », de « promotion » et d’« instrument performant » – autant de mots devant faire se hérisser les poils de n’importe quel artiste croyant encore en sa liberté d’expression. Vu sous cet angle, il ne fut que normal que Jo Kox, qui affiche sans cesse son enthousiasme et son engagement pour les arts, devienne le Premier conseiller de gouvernement de la nouvelle ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) : sa première mission étant la mise en œuvre du Kep et l’introduction de ce L4C, qui regroupera toutes les instances publiques d’aides à la culture, aussi le Focuna. On devra observer de près ce que la bureaucratisation fera de l’idée d’utopie.