Entre leurs chez-soi, les résidents ont aménagé une rue fleurie : des plantes en pots y créent un univers de verdure, une bulle d’oxygène sous la chaleur oppressante qui règne dans le village. Puja, une quinzaine d’années, nous montre fièrement les herbes et plantes décoratives qui y sont alignées le long des murs. Au fond de la ruelle, son petit frère Samir, huit ans, joue au football. Cette scène paisible, pourtant, n’a rien d’un hymne bucolique. Bien au contraire. Puja et Samir sont deux des 3 200 habitants du camp de réfugiés Skaramagas sur le port du Pirée à Athènes, installé sur un ancien parc de conteneurs commerciaux qui partaient à partir d’ici dans le monde ; le sol en garde encore les traces. Puja vit avec sa famille venue d’Afghanistan (il a encore une petite sœur) dans le camp, où tout est difficile, surtout l’attente. « Il y a une grande détresse psychologique chez les adultes surtout, explique Anis Barnat, cofondateur de l’ONG El Sistema Grèce, parce que tu sais quand tu arrives, mais jamais quand tu pars. Ça peut être du jour au lendemain… »
Une situation que Shwan Hasso vit depuis deux ans et demi ici. Originaire du Kurdistan irakien, il a fait le chemin à pied à l’époque, cinq jours pour rallier la Grèce via la Turquie. Aujourd’hui, il travaille pour deux ONGs sur le site, dont, à mi-temps, pour El Sistema. « Je suis avec les enfants toute la journée, raconte-t-il plein d’entrain. Je les adore, they are so nice. » Pas un enfant ne passe devant lui sans qu’ils ne se saluent, se fassent une tape, s’adressent des blagues. Comparé aux habitations de fortune des camps sur les îles grecques, où les nouveaux arrivants habitent des tentes et des bicoques de bric et de broc, Skaramagas est un camp bien tenu : les plus de 400 containers sont équipés de cellules de photovoltaïque qui chauffent l’eau pour la douche et de climatisations. Plusieurs ONGs internationales travaillent sur place et organisent des cours de langues, une école maternelle ou une bibliothèque. Les habitants peuvent sortir en journée, les enfants peuvent aller à l’école à l’extérieur (pour autant qu’il y ait de la place : il y a 1 200 enfants mais seulement 300 places) et la communauté s’est organisée pour improviser des commerces sur place : un salon de coiffure, un boucher, des étals de fruits et légumes, un magasin d’articles d’hygiène et même un tatoueur. Le programme d’aide financière de l’État grec, financé par l’Union européenne, permet à chacun de toucher 150 euros par mois – pour toutes les dépenses, y compris la nourriture –, mais l’abandon de ce programme a été annoncée en début d’année. « Tout est long en Grèce, surtout les papiers », soupire Shwan.
Sa mission pour El Sistema : motiver les enfants d’assister aux cours de musique, les encadrer, les réveiller même à l’heure. Ces mardi et mercredi matin, trois musiciens de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg travaillant pour la Fondation Eme (Écouter pour mieux s’entendre) intervenaient dans un de ces cours pour des workshops professionnels. L’échange, assure Dominique Hansen, la directrice de la Fondation Eme, doit être mutuel : El Sistema, une ONG vénézuélienne, a développé une méthode d’apprentissage de la musique sans savoir lire les notes, avec des symboles et des numéros, permettant aux enfants qui n’ont jamais été à une école, et encore moins à une école de musique, d’apprendre à jouer assez vite. Une méthode qu’Eme, qui a de l’expérience dans les foyers pour réfugiés au Luxembourg, aimerait importer.
« Nous devons jouer ensemble c’est le plus important, toujours », insiste José Salazar Marin, le jeune enseignant de ce matin. Vénézuélien, il est lui-même passé par l’école El Sistema et a de l’énergie à revendre. « La première leçon, nous la passons à les faire tenir tranquille sur une chaise, » raconte-t-il. La musique est, sinon un prétexte, au moins un moyen pour arriver à des fins éducatives et sociales. Pour des enfants traumatisés par la guerre et le périple dangereux pour venir en Europe, qui passent leurs journées à attendre sans pouvoir se projeter vers l’avenir, apprendre non seulement un instrument, mais aussi l’anglais, ou acquérir des compétences sociales, à faire communauté avec des gens avec lesquels seule la proximité les lie est déjà un progrès énorme. « We give them tools », l’appelle José. Et ils leur donnent des instruments : À côté des (modestes) salaires pour les 25 enseignants de musique qui travaillent dans les différents camps, une grosse part du budget d’El Sistema, qu’Anis Barnat a la charge de trouver auprès de mécènes, va dans l’acquisition des instruments. Ce matin, une vingtaine de jeunes et d’enfants arrivent avec leur violon ou leur alto sur le dos pour participer au cours.
Et quand Irène Chatzisavas (violon), Sébastien Grébille (violon) et Emmanuel Chaussade (clarinette), qui forment le Trio Vivace pour Eme, entonnent Mozart ou Brahms, un tango ou une valse, ces jeunes restent littéralement bouche bée. Surtout Puja, qui rayonne de pouvoir entendre une si belle musique. Mais les enfants jouent eux aussi, montrent leurs exercices de réchauffement, leur pratique technique, de premiers petits morceaux. Les musiciens du Luxembourg les accompagnent discrètement, ajustant là une posture ou affinant là un geste. La grâce du moment fait presque oublier qu’on est derrière des barbelés en Grèce.
Skaramagas est en bordure de mer, on voit très loin vers l’horizon, c’est beau. Mais il n’y a aucune ambiance balnéaire, personne ne prend le soleil, personne ne se baigne. « La mer est polluée, affirme Puja. Ils ont déversé des médicaments dedans. Quand je m’y baigne, j’ai mal à la tête. »