Ce devait être une affiche cent pour cent Brahms. Mais le pianiste allemand Martin Helmchen étant souffrant, c’est sa compatriote, la violoniste Carolin Widmann, qui accepta de le remplacer au pied levé. Qui ose dire que nous avons perdu au change ?
Il est des œuvres qui touchent les hommes comme peu savent le faire. Elles donnent lieu à des moments d’une rare intensité, mêlant une impression de temps suspendu à un parfum d’éternité. Les deux chefs-d’œuvre au programme de la soirée du 17 mai en font assurément partie.
La sœur du compositeur Jörg Widmann est la preuve personnifiée que l’on peut faire une belle carrière en vivant à l’écart du tintamarre médiatique. Cette Munichoise de 43 ans, qui fait peu parler d’elle, est la discrétion même. Et pourtant, cela fait belle lurette que cette musicienne d’exception, focalisée principalement sur la musique contemporaine, compte au nombre des violonistes les plus remarquables de sa génération.
Vêtue d’une robe de soirée vert pâle, la svelte, belle et intrépide rouquine se lance à corps et à cœur perdus dans une page d’une merveilleuse inspiration, celle où Mendelssohn réédite son exploit du Songe d’une nuit d’été. Et dire que le prodige a écrit cette pure merveille (l’un des plus beaux fleurons de la littérature violonistique, et dont le regretté Nathan Milstein disait qu’elle était « une œuvre de génie de la première à la dernière note »), âgé seulement de treize ans ! D’emblée, on admire le vibrato passionné qu’obtient l’Allemande de son splendide instrument, un Guadagnini de 1782. Tout au long des trois mouvements, qu’elle habite de toute leur poésie et fraîcheur mélodique, elle nous livre une vision effervescente, superbement inventive, émotionnellement maîtrisée, confirmant, s’il en était besoin, les insignes qualités de virtuosité qui estampillent son jeu, sans que celles-ci dénaturent ce chef-d’œuvre, comme c’est le cas de ces acrobates de l’archet qui prennent leur instrument pour un trapèze, quand on y attend la musicalité et la sensibilité teintées d’une pointe de mélancolie. Épousant la finesse de sa lecture, ce qui n’est pas rien, l’Orchestre maison fait patte de velours, drivé qu’il est de main de maître par un Herreweghe qui, en tant qu’« artiste en résidence », se sent parfaitement chez lui. Plébiscitée par le public, la violoniste revient distiller un bis tout en émotion pénétrante.
Après la pause, changement de ton radical, avec l’imposante Quatrième Symphonie du compositeur hanséatique, une œuvre dont le charme vigoureux (à l’image du tempérament rugueux de son auteur), la variété d’humeurs (allant du climat le plus serein, celui qui connote l’Andante, au dramatisme le plus échevelé, celui qui caractérise la sombre puissance de la fameuse Passacaille, « hommage à Bach », à la fois d’une majesté intimidante et d’une brûlante véhémence) ainsi que la richesse d’inspiration en font, malgré qu’elle soit dépourvue de l’attrait mélodique des autres symphonies, la plus estimée des quatre. Mais aussi la plus difficile à exécuter. « Symphonie d’automne », comme la qualifiait Claude Rostand, gigantesque et dantesque fresque sonore aux accents crépusculaires, à la faveur de laquelle le chef gantois a l’occasion de donner toute la mesure de son know how, lui qui sait de quelles palpitations douloureuses et de quelles envolées extatiques la musique de Brahms est faite.
Faisant fi d’une lecture par trop fière, altière, portée par un souffle épique puissant et énergique, Herreweghe en propose, au contraire, une lecture humaine, désespérément humaine, fiévreuse, presque fébrile dans ses variations de tempo, d’une fragilité émotionnelle à fleur de peau. En même temps, on ne peut qu’admirer la concentration et la ferveur avec lesquelles il dirige l’OPL, l’art consommé avec lequel il édifie dans la clarté l’étagement des pupitres, anime avec doigté et souplesse leur dialogue amoureux, maîtrise avec brio la mise en place de l’Allegro giocoso aux éclairages si multiples, construit, enfin, avec une belle assurance le prodigieux édifice de variations du grandiose Allegro final. Soulignant le côté introverti de l’écriture brahmsienne, il préfère à l’exacerbation des tensions conflictuelles la fluidité homogène du discours, sans jamais se départir, jusque dans la moindre inflexion, de l’élégance racée qui est sa marque de fabrique.