Depuis qu’elle est entrée en fonction de ministre de la Culture et du Logement, le 5 décembre 2018, Sam Tanson (Déi Gréng) a classé comme monuments historiques ou placé sous protection subsidiaire quelque 70 objets mobiliers ou immobiliers. C’est, en sept mois, un tiers de plus que ce que sa prédécesseure Maggy Nagel (DP) avait protégé durant tout son mandat de 24 mois. Nagel n’était pas une grande amie du patrimoine, estimant que la liberté d’entreprendre et de construire devait toujours prévaloir sur le respect des vieilles pierres – l’exemple le plus célèbre de ce pragmatisme ayant été l’affaire des logements sociaux à Diekirch, où elle jugea suffisant de garder un seul immeuble datant des années 1940 sur les cinq encore debout, comme un mémorial. La même ministre n’a pas suivi l’avis de la Commission des sites et monuments nationaux (Cosimo) recommandant le classement comme monument national de la Hadir Tower à Differndange, construite dans les années 1960 avec des poutrelles Grey coulées sur place ; elle fut démolie en 2015. Après Maggy Nagel, Guy Arendt (DP) en tant que secrétaire d’État et son ministre Xavier Bettel (DP) classèrent certes plus d’objets, jusqu’à plus de 200 en 2018, surtout des maisons et des fermes, mais, malgré plusieurs annonces, Arendt ne déposa jamais le projet pour la réforme de la loi de 1983 sur « la conservation et la protection des sites et monuments nationaux », sur laquelle les services du ministère pourtant planchèrent durant au moins toute cette législature-là.
Car la loi des années 1980, sur cela toutes les parties s’accordent, est dépassée et difficile à appliquer. Elle laisse l’initiative de protéger un bâtiment à une commission d’experts, la Cosimo, dépendant du Service des sites et monuments nationaux (SSMN), à la commune sur le territoire de laquelle se trouve l’objet en question, ou à un particulier (qui ne doit même pas en être le propriétaire). Et la décision finale revient au ministre ayant la Culture dans ses attributions. Ce qui fait que le ministère a un poids énorme dans les décisions de classement, selon l’idéologie politique du ou de la responsable et l’esthétique des fonctionnaires et experts de ses services et commissions. Alors que la pression sur le marché immobilier est aussi énorme que les contraintes qu’implique un classement – interdiction non seulement de démolir, mais aussi de modifier le bâtiment concerné, sauf accord du SSMN –, l’opposition des propriétaires des immeubles est souvent virulente, surtout si la politique n’intervient qu’en cours de route. L’idéologie est aussi celle des fonctionnaires du SSMN, qui préfèrent un style et une époque à une autre. Si quelque 1 500 objets sont actuellement protégés par l’État (dont un tiers en tant que monuments nationaux), il s’agit avant tout de patrimoine rural et religieux, de préférence du tournant du dernier siècle, peu de bâtiments remarquables modernistes ou contemporains ou seulement rarement du patrimoine industriel (même les hauts-fourneaux de Belval ne sont que sur l’inventaire supplémentaire). Le manque de conséquence dans l’approche de la protection du patrimoine s’illustre le mieux avec le grand écart entre ces centaines de fermes restaurées dans le plus grand respect du détail dans des villages désertés de l’Œsling, alors que le Boulevard Royal et l’Aldringen au cœur de la capitale ont pu être entièrement défigurés et la question du patrimoine européen n’a même jamais été abordée. De sorte que le Jean Monnet, siège historique de la Commission européenne au Kirchberg, est en train d’être démoli et le bâtiment Schuman du Parlement n’a que peu de thuriféraires. Souvent, le classement intervient même trop tard, seulement après une pression citoyenne, lorsque les pelleteuses sont déjà à l’œuvre, comme pour des maisons des XVIIe et XVIIIe siècle à Heinerscheid en 2017 ou en début de cette année à Limpertsberg (d’Land du 31 mai 2019).
Une première tentative de réforme avait été lancée en 2000 par Erna Hennicot-Schoepges (CSV), mais son projet de loi discuté durant deux législatures au Parlement s’est heurté à de nombreuses oppositions de la part des institutions (notamment du Conseil d’État) et de la société civile, avant d’être laissé à l’agonie (le projet de loi n° 4715 végète d’ailleurs toujours sur le rôle de la Chambre des députés). Vendredi dernier, 19 juillet, le gouvernement en conseil a donné son feu vert à l’avant-projet de loi « relative au patrimoine culturel », que la ministre Sam Tanson a présenté ce lundi à la presse. Là où la loi de 1983 est assez brève et sommaire, ce texte se veut complet et holistique, intégrant même une réforme du Service des sites et monuments (qui deviendra l’Inpa, Institut national du patrimoine architectural) et du Centre national de recherche archéologique (CNRA), qui, après avoir quitté le giron du Musée national d’histoire et d’art, se verra enfin attribuer le statut d’institut culturel de l’État. Les moyens humains de ces deux institutions vitales pour l’application de la future loi, la première pour le patrimoine bâti, la deuxième pour l’archéologie, doivent être revus à la hausse, promet la ministre. Toutes les deux fonctionnent actuellement avec une bonne vingtaine de personnes chacune et un budget modeste : 2,8 millions pour le SSMN, qui dispose en outre des moyens du Fonds pour les monuments historiques pour réaliser ses travaux (365 projets de restauration et sauvegarde projetés dans le plan quinquennal, pour 64 millions d’euros, selon son rapport annuel de 2018), et 5,9 millions pour le CCRA cette année, dont plus de la moitié est réservée aux fouilles. Or, sur cette question de l’évolution des moyens budgétaires et humains, le gouvernement n’a pas voulu se fixer la semaine dernière. Devant la presse, Sam Tanson se dit confiante que les deux créations de poste au SSMN garanties pour cette année étaient de bon augure pour la suite.
Car selon cet ambitieux texte, la protection du patrimoine deviendrait enfin une affaire moins idéologique ou politique, mais, au contraire, plus scientifique. Elle devrait devenir moins individuelle, au cas par cas, et plus systématique, fournissant aussi des garanties aux propriétaires et aux planificateurs (urbanistes, constructeurs et politiques).
Pour cela, les grands projets d’aménagement pourront demander des fouilles archéologiques préventives et des zones d’observation archéologique (ZOA) seront définies – celles ou le CNRA a des raisons fondées de soupçonner des sites archéologiques en sous-sol. Lors de la conférence de presse, Fony Le Brun-Ricalens, le directeur du CNRA, insista d’ailleurs plusieurs fois que leur mission était avant tout la documentation du passé. Les règles des zones d’observation archéologique s’appliquent à partir de travaux sur un are. « Une fois la documentation terminée, nous partons », affirma Le Brun, et ces travaux ne pourront excéder six mois. Cette archéologie préventive doit garantir à l’aménageur qu’il peut construire sans ambages après ; elle est cofinancée à hauteur de cinquante pour cent par l’État. L’archéologie programmée, donc là où se trouve un site remarquable, est complètement à charge de l’État. Cette année, le ministère a protégé trois sites archéologiques : à Berdorf, à Schandel et à Herborn. Le CNRA avait déjà mis en place de nouveaux critères et obtenu de nouvelles garanties avec l’application de la Convention européenne de La Vallette en droit luxembourgeois en 2016.
C’est du côté du patrimoine bâti que la réforme annonce un véritable changement de paradigme. À l’avenir, le Service des sites et monuments nationaux aura la charge de réaliser un grand inventaire scientifique du patrimoine national – à l’exemple de ceux qu’il a déjà terminés pour les communes de Fischbach, Helperknapp et Larochette –, qui sera soumis à une procédure de consultation publique communale, puis avalisé par règlement grand-ducal. Les monuments classés qu’on trouve dans le répertoire actuel du SSMN seront coulés dans ce document et ceux de l’inventaire supplémentaire, « l’antichambre de la protection comme monument national » selon la ministre (presque le double d’objets en nombre par rapport aux monuments) seront analysés pour être ensuite soit classés, soit déclassés. La carte nationale, comprenant aussi bien les objets individuels que les « secteurs protégés d’intérêt national », sera publiée sur une plateforme numérique et régulièrement actualisée. La loi prévoit en outre les subventions possibles, les indemnisations ou les recours. Durant un délai de dix ans après l’entrée en vigueur de la loi, des mesures transitoires permettront de donner des garanties aux uns et aux autres – aux propriétaires et aux bâtiments dignes de protection.
Or, si l’idée de la réforme est d’objectiver le débat et d’assurer une plus grande sécurité juridique, son talon d’Achille sont les critères définissant si un bien est digne de protection ou non. Ils sont au nombre de quatorze, de leur valeur dans le cadre de l’histoire de l’architecture en passant par le genre, la typologie ou la rareté, jusqu’à leur valeur mémorielle ou la représentativité pour l’histoire militaire, sociale, religieuse, politique, industrielle etc. L’application de ces critères est parfois très subjective et (forcément) biaisée par le vécu et la personnalité de l’expert qui en juge. Actuellement, de nombreux responsables politiques suppriment des objets des listes établies par le SSMN au niveau local dans le cadre des PAG, sous la pression des concernés indignés par la classification de leur bien, fustigeant souvent l’interventionnisme d’État ou la mauvaise qualité du bâti.
Parmi les quelque 70 objets classés par la ministre écolo depuis le début de son mandat, une trentaine sont des églises, chapelles, presbytères ou mobiliers religieux (très nombreux à être classés dans la foulée de la réforme de la législation sur le patrimoine des fabriques d’églises) et, comme ses prédécesseurs, de nombreuses fermes et maisons de village. Ce sont toujours les mêmes recommandations du Cosimo que pour les ministres précédents. Mais, fervente défenderesse de la protection du patrimoine (entre autre industriel), qu’elle a érigé en une de ses priorités, Tanson a aussi classé les deux ardoisières de Martelange, deux maisons avant-gardistes de la deuxième moitié du XXe siècle (dont la maison Dickes, voir photos), le cinéma Ariston à Esch-sur-Alzette, le Lycée technique agricole à Ettelbruck et les objets de la manufacture de tabac Van Landewyck à Hollerich. Ce sont des gestes forts et concrets indiquant quel paysage elle voudra léguer aux futures générations, quel est ce patrimoine faisant partie d’une « politique culturelle ambitieuse » si « essentiel au développement du débat démocratique », comme l’indique le programme de coalition de 2018.
Ce premier projet de loi déposé par Sam Tanson sera discuté à la Chambre des députés dès la rentrée et la présidente de la commission parlementaire de la Culture, Djuna Bernard (Déi Gréng) confia au Lëtzebuerger Journal ce mercredi que c’était son projet prioritaire pour l’année parlementaire à venir. Or, comme elle touche à des sujets aussi fondamentaux que la propriété privée et envisage aussi des expropriations (et donc parle de la valeur des terrains) pour les cas où l’utilité publique est accordée à un site ou à un bâtiment, les critiques risquent d’être vent debout d’ici l’automne. Remember Vichten.