Comment le bureau d’architecture Metaform est devenu le Valentiny de Gambia – une reconstruction

Méta-architecte public

Fuck the context ! – La passerelle piétonne de Metaform à Esch-sur-Alzette
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 12.07.2019

Une affaire de familles « La maison de Rahim et Azam Agaajani est unique et particulière pour plusieurs raisons », lisait-on dans le magazine Désirs des Éditions Mike Koedinger en 2005, une de ces raisons étant « la valeur symbolique » de cette construction, puisque c’est le fils aîné du couple, Shahram Agaajani, qui a conçu cette maison. La famille Agaajani est originaire de Tabriz en Iran, le père est ingénieur et arrive au Luxembourg à la fin des années 1990 ; il y fonde Asars Constructions en 1998 (reprise en 2015 par le fils cadet, Shahriar Agaajani, *1984). Shahram (*1976) fait des études d’architecture à la Cambre à Bruxelles, puis revient au Luxembourg lancer le bureau Metaform avec son confrère Thierry Cruchten (*1975), architecte lui aussi et frère jumeau du député socialiste Yves Cruchten (ancien secrétaire général du LSAP). Le bureau commence modestement, avec des maisons unifamiliales pour les proches (comme tous les jeunes bureaux d’architecture), et, grâce à la société du père Agaajani, assez vite aussi des immeubles d’appartements, comme en 2004 au Quartier Grünewald au Kirchberg, où l’association avec un investisseur aide Metaform à se qualifier pour les concours du Fonds Kirchberg. À partir de là, Metaform se positionne. Aujourd’hui, le bureau a plus d’une trentaine de collaborateurs (contre 70 pour Jim Clemes par exemple), a ouvert sa structure à de nouveaux associés et établi un bureau à Dubaï, où il construit aussi le pavillon luxembourgeois à l’Expo2020, et « sur huit concours auxquels nous avons participé l’année dernière, nous en avons remporté sept » (Shahram Agaajani dans Archiduc n° 18, été 2019). À quoi est dû ce succès fulgurant ?

Grands gestes Metaform est apparu sur le radar des observateurs avec ses projets publics : la passerelle piétonne à côté de la gare d’Esch-sur-Alzette, et un pavillon temporaire pour le centenaire de la ville dans les Nonnewisen à Esch (bien terne toutefois à côté de celui d’Enric Miralles & Benedetta Tagliabue pour Arcelor-Mittal). Les deux structures furent de grands gestes qui lançaient toc-toc-me voilà !, une architecture attirant l’attention par l’audace de son ingénierie (les deux fois, il s’agissait de projets réalisés avec le bureau Ney&Partners). Lors d’une conférence monographique sur le bureau organisée en 2008 par la Fondation de l’architecture, Pablo Lhoas trouve alors Metaform encore trop révérencieux par rapport à l’enseignement reçu et l’invite à « chercher ailleurs dans des choses plus intrigantes, plus contradictoires, plus ‘perverses’, plus osées… radicales ? »

Thierry Cruchten restera toujours dans l’ombre de Metaform, mais Shahram Agaajani aspire dès les débuts à devenir un architecte public – qui n’hésite pas à s’impliquer activement dans le débat politique sur notre environnement bâti. Si l’architecture est, pour citer Emmanuel Macron devant les architectes français en mai, « l’art le plus politique de tous », Shahram veut en faire, de la politique. Il lance une série de publications très critiques, Carnet d’opinions, d’abord publiées par la Fondation de l’architecture, puis par une association éponyme présidée par Shahram lui-même. Le premier numéro, en 2008, secoue sacrément le milieu de l’architecture alors, avec des textes aussi directs que corrosifs sur le faux à la Cité judiciaire (signés Petit, Paczowski, Agaajani et Lhoas), puis un deuxième sur la culture du bâti, suivi par un numéro sur le logement et un autre sur l’urbanisme. Le cinquième numéro sera le seul de la série à être publié directement par l’asbl., et questionnera la participation citoyenne et le dialogue dans la conception urbaine. Nous sommes en 2012 et Metaform commence à vraiment cartonner grâce à la consécration – au Bauhärepräis de l’OAI et en tant que « building of the year 2011 » du site spécialisé Archdaily.com – de ce projet résidentiel à Cessange, dont la banalité de la façade géométrique gris foncé est cassée par les bonhommes ronds et colorés des graffitis oranges du street artist Sumo. Encore un grand geste qui crie (avec Rem Koolhaas) Fuck the context ! et pose cet ovni (dont les intérieurs léchés en blanc et verre font très architecture Sketch-up) dans un quartier aux longues rangées de maisons mitoyennes remontant aux années 1960-70. « Pour moi, ce n’est pas un problème de créer des objets uniques, car les objets uniques peuvent très bien fonctionner côte à côté », affirme Agaajani (Archiduc 18). Ce qui compte désormais pour lui, c’est la vi-si-bi-li-té.

Let’s make it happen La véritable percée de Metaform dans la conscience collective a lieu en 2017, lorsque le bureau remporte le concours d’architecture pour le pavillon luxembourgeois à l’Expo2020 à Dubaï avec un projet basé sur l’idée d’un anneau de Möbius, boucle infinie (voir d’Land 26/19). Le jury était enthousiaste – ignorant probablement le pavillon néerlandais à la Triennale de Milan de 1996 conçu par UNStudio de Ben van Berkel, qui avait aussi déjà conçu un Möbius House quelques années auparavant. Le bureau danois Big avait même reçu un prix, en 2009, pour son projet de bibliothèque à Astana au Kazakhstan conçu sur le modèle de l’anneau de Möbius. « Des références trop directes », avait reproché Pablo Lhoas à Metaform dix ans plus tôt. Ici, Shahram Agaajani et Thierry Cruchten avaient carrément additionné tous les éléments pouvant leur garantir de gagner le concours coûte que coûte : le logo rouge-blanc-bleu en X sur la façade (disparu depuis), le toboggan façon piscine wellness, les photos grand format de la nature luxembourgeoise sur les images numériques – tout y était.

Il y a surtout la proximité du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP), qu’Agaajani s’enorgueillit de fréquenter intensément, ce que corroborent les photos sur le site people de RTL.lu prises lors du mariage de Schneider avec Jérôme Domange en été 2017.

Metaform ouvre une antenne à Dubaï en mars 2018 et engage GG Kirchner, l’architecte d’origine allemande (*1968) qui a travaillé pour Hermann & Valentiny de 1993 à 2017 – et notamment réussi le coup de force de construire le pavillon luxembourgeois à l’exposition universelle de Shanghai en 2010 dans des conditions difficiles.

Boucle Et c’est ainsi que la boucle est bouclée. Car les ressemblances entre François Valentiny et Shahram Agaajani sont nombreuses : là où le premier fut l’architecte d’État inofficiel des années CSV/LSAP, dégotant de nombreux contrats grâce à son entrisme politique – ah, ces fêtes du premier mai, où, en toute décontraction, il pouvait expliquer aux maires et aux ministres invités qu’il lui fallait de nouveaux contrats –, on pourrait considérer que Metaform est le bureau favori des gouvernements Gambia. Car même si les concours sont anonymes et les jurys souverains, leur architecture est si riche en références aux architectes en vue il y a dix, vingt ou trente ans, que chacun y reconnaîtra un élément du Zeitgeist aperçu dans une anthologie Taschen.

Pour l’audace esthétique, Metaform construit une résidence de quinze logements à Dommeldange, épousant un terrain difficile et avec une façade à triangles argentés (façon Issey Miyake) – nominée au prix d’architecture européen Mies van der Rohe 2017. Pour les affaires, le bureau remporte le premier prix pour le nouveau siège de Post Luxembourg (avec une architecture de bureau en verre qui pourrait provenir de n’importe quel grand bureau international) et le premier prix pour l’aménagement des anciens bassins de frittage à Belval (Agora), avec un projet misant sur la présence de l’eau sur place. Metaform va construire le vélodrome national avec complexe sportif à Mondorf et est associé au bureau Big (Bjarke Ingels Group) pour la construction du Skypark Business Center-sud à Findel avec une architecture de promoteur (beaucoup de verre et quelques effets de style, comme le toit à verdure). Pour la crédibilité arty, le bureau profite du bonus que lui a apporté la scénographie de l’exposition Julia Koether au Mudam en début d’année. Metaform avait d’ailleurs aussi conçu le projet de salle de concert H6 pour Den Atelier à la Foire internationale, finalement annulé par l’organisateur de concerts (dont le fondateur, Laurent Loschetter, aime à se pavaner de sa proximité avec le Premier ministre Xavier Bettel, DP).

« Souvent, l’architecture est réduite à une histoire de goûts et de couleurs, regrette
Agaajani dans cet entretien polémique avec Stefano Moreno dans Archiduc. Alors que juger d’une architecture est bien plus complexe, puisqu’elle répond à une histoire culturelle, à un contexte. » En cela, il a tout à fait raison. C’est exactement ce que fait Metaform : construire grand et beaucoup, des logements, des bureaux, des infrastructures publiques, en invoquant des concepts dans l’air du temps – constructions passives, matériaux écologiques, cradle-to-cradle (comme à Dubaï), ouvertures symbolisées par le verre, utilisation maximale des parcelles de terrain – et juste un tout petit grain de folie (un graffiti, un élément de façade…), Les intérieurs sont léchés, la nature importée dans les renderings luxuriante. On est au Luxembourg de la troisième révolution industrielle et du deuxième gouvernement Bettel-Schneider-Braz, Mir kënnen eis et jo leeschten…

josée hansen
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