Assainissement Ils ont de grosses perles de sueur sur le front, qu’ils effacent d’un geste du bras. Ce lundi après-midi, le mercure dépasse les trente degrés Celsius quand les trois ouvriers d’une société d’assainissement font un premier tour sur l’ancien site industriel de Terre Rouge, à l’arrêt depuis 1977, où la nature a repris ses droits. « Je vais devoir faire attention de ne pas détruire ces jolies fleurs bleues avec ma machine », dit l’un d’entre eux. Des vipérines communes, qui aiment à s’installer dans les friches et les terres perturbées, y côtoient des fleurs jaunes, des arbres et arbustes qui y poussent dans les moindres recoins de l’ancienne terre industrielle. La commune à fait réaliser une étude sur la faune sur place, qui recense une quarantaine de races d’oiseaux différentes, dont des crécerelles, mais aussi des lézards ou des chauves-souris, et adopté le plan de protection des animaux avec le Plan de développement général (PAG) discuté en conseil début mars. Après avoir consulté les plans indiquant les immeubles à sauvegarder et ceux qui seront démolis à l’ombre du bâtiment TT, les ouvriers font le tour du site à pied, onze hectares qui changeront de fond en comble d’ici dix ans. L’un d’entre eux a découvert de drôles de tranchées, dont il se demande à quoi elles avaient bien pu servir ? Peut-être que ce sont des vestiges de cette Venise en carton-pâte que la société de production Delux avait érigée ici en 2000 pour tourner The secret passage d’Ademir Kenovic – la coulisse irréelle y resta cinq ans, le film fit un flop commercial et ruina Delux.
La « Brasseurs-Schmelz » comme l’appellent les anciens du quartier, fut une des premières installations sidérurgiques du pays, fondée par Pierre Brasseur dès 1870, avant d’intégrer l’Arbed en 1937. Après l’arrêt de l’exploitation industrielle sur le site, la Ville d’Esch prit conscience de son importance urbanistique pour son développement. Dans l’étude Agiplan réalisée pour le compte de l’État en 1997 déjà, la lentille Terre-Rouge fut une des quatre friches industrielles à reconvertir en priorité, aux côtés de Belval-Ouest, Ehlerange et Rodange. La société de développement mixte Agora, constituée à parts égales par Arcelor-Mittal, propriétaire des sites, et l’État, devait s’y consacrer.
Elle s’est finalement concentrée durant vingt ans sur l’aménagement de Belval, pouvant compter notamment sur les investissements de l’État pour l’implantation de la Cité des sciences (un milliard d’euros), avant d’attaquer la conception du futur écoquartier Alzette sur la friche de Schifflange (qui a seulement arrêté son activité en 2012, voir d’Land du 7 juin). La lentille Terre Rouge resta un peu le parent pauvre d’Agora. Et ce malgré le fait que son implantation idéale dans Esch ait fait foisonner les idées et réveillé de nombreux appétits : s’y suivirent tour à tour des projets pour construire un nouveau Lycée Hubert Clement, une salle de concerts, un nouveau stade pour 4 000 personnes pour la Jeunesse Esch ou le nouveau Südspidol. Une recherche dans les archives des quotidiens recèle de nombreux articles promettant que « cette fois, c’est la bonne », qu’un masterplan était fin prêt, qu’un investisseur privé avait été déniché.
Jusqu’à ce qu’Eric Lux soit « approché » avec la demande s’il ne pouvait pas imaginer y développer un projet immobilier. Le quinquagénaire qui affirme avoir appris qu’il « faut travailler pour réussir » dans la société de son père (Tranelux), puis, au milieu des années 1990, chez Arthur Andersen (où il côtoya un certain Etienne Reuter, aujourd’hui directeur de l’Inspection générale des finances et longtemps président d’Agora), fonda la société de développement immobilier Ikogest, « parce que je me suis rendu compte, dans tous les projets que j’ai pu accompagner, que toutes les restructurations coincent toujours sur l’immobilier ». Au début, il lance surtout de grands projets de bureaux, avant d’en venir à la conclusion qu’il faut mélanger les fonctions pour créer des espaces de vie. Ce sera Atrium Business Park à la Cloche d’or, qui inclut aussi des restaurants et une crèche.
En 2018, Ikogest devient Iko, Lux vient de développer le quartier Arboria : 8,5 hectares au centre de Differdange, également sur une friche Arcelor (le plateau du funiculaire), implantant une crèche et surtout des logements autour d’un centre commercial (Opkorn) et des commerces de proximité. « Depuis une quinzaine d’années, j’ai d’excellentes relations avec Arcelor-Mittal », raconte Eric Lux lors d’une rencontre avec le Land. C’est ainsi qu’il a pu acheter le terrain eschois, qui l’a intéressé parce que « c’est un site exceptionnel », par sa situation géographique (proche à la fois du parc naturel du Gaalgebierg et du centre de la ville, à côté du train et du futur tram) et par son histoire dont témoignent les quelques bâtiments encore debout (la spectaculaire Centrale thermique ayant été démolie en 2017, au grand dam des amis du patrimoine industriel). À Arcelor-Mittal la charge de son assainissement. « Bien sûr que nous sommes une société qui ne fait pas de bonnes œuvres », concède Lux, alors que des voix de la gauche reprochent à la ville la privatisation de cette urbanisation, « mais notre objectif sur la lentille Terre Rouge n’est pas purement financier ».
Participatif Sur sa vision pour ce nouveau quartier Roud Lëns, Eric Lux est intarissable. Fort de son expérience notamment du plateau du funiculaire à Differdange (où la splendide Hadir Tower d’Arcelor-Mittal construite en poutrelles Grey coulées sur place a fait les frais du développement), et marqué par les querelles judiciaires qui l’opposent à son associé Flavio Becca dans le partage du Olos Fund (valeur estimée : 668 millions d’euros, voir d’Land du 20/04/18 et du 15/03/19), Eric Lux parle désormais patrimoine architectural, responsabilité sociale et participation citoyenne. En deux ans de travaux de développement pour le site, « nos plans ont déjà changé quatre fois et le feront encore suite à la consultation citoyenne », se réjouit-il. « Mais une bonne idée est une bonne idée, de qui qu’elle vienne. »
Ainsi, début mars, a été lancé le site internet routlens.lu, permettant aux citoyens de donner leur avis sur le développement de la lentille (ce que 220 personnes ont fait), suivi par des ateliers de consultation modérés par la société belge City Tools, réunissant sociologues, urbanistes et facilitateurs de projets, et ayant une certaine expérience dans la reconversion urbaine. Les bureaux d’architecture luxembourgeois Moreno et Bruck & Weckerle, ainsi que les paysagistes français de l’agence Babylone sont associés au processus de conception. Un rapport de 80 pages publié en toute transparence en-ligne reprend les idées des citoyens classées par axes thématiques. Des idées qui, souvent, tombent sous le sens : les gens sont pour la mixité sociale, fortement attachés au patrimoine industriel encore présent sur place et plébiscitent les espaces verts, la mobilité douce et des dimensions humaines.
Inclusion et diversité « Pour la conception de ce projet, je me suis vraiment demandé comment moi, en tant qu’être humain, j’aimerais vivre », explique Eric Lux. Et d’évoquer alors son enfance à Howald, où il y avait cette mixité sociale et cette proximité, où il suffisait d’ouvrir la porte et d’aller jouer au foot avec les copains du quartier. Donc il veut mélanger à la fois les fonctions – logement, travail, commerce, loisirs –, les populations dans des immeubles de taille raisonnable (pas de grandes tours, pas d’hypermarché) – et les classes sociales. Et cette mixité se fera dans un même bâtiment, où il y aura des logements sociaux adaptés aux différentes catégories de personnes ayant du mal à se loger (familles monoparentales, jeunes…), des logements locatifs et des logements en vente sur le marché libre. Il parle aussi intergénérationnalité, faisant cohabiter des personnes âgées, de jeunes familles, des célibataires vivant seuls et des étudiants. « On ne verra que dans dix ou vingt ans si cela fonctionne, si le gens vont vouloir rester », et s’il y aura ce véritable sentiment d’un quartier cohérent.
Enrichi de ses voyages à Copenhague, à Vienne, à Berlin ou à Londres, Eric Lux pense aussi de nouveaux concepts d’exploitation : co-living (modernisation du concept de la WG, Wohngemeinschaft) ou built-to-rent, imaginant qu’un opérateur reprenne à chaque fois un bloc entier pour le louer (y compris les commerces) et l’entretenir. La Roud Lëns sera construite en plusieurs phases et en îlots, organisés autour de places publiques (dont une piazza au pied des immeubles historiques) et d’une école fondamentale que la Ville d’Esch aimerait implanter à l’entrée du site. À terme, quelque 3 000 personnes devraient trouver un logement dans le quartier – « soit un dixième de la Ville d’Esch » s’enorgueillit Lux. Ou un quart de la jauge avancée par Agora pour le Quartier Alzette. Sensibilisé notamment par ses enfants adolescents, l’homme qui se définit désormais comme développeur et urbaniste, veut aussi appliquer des concepts de durabilité et de recyclabilité des matériaux utilisés (cradle-to-cradle), concevoir un quartier neutre en CO2, réfléchir à la gestion de l’eau ou de l’énergie et soigner la diversité de la faune et de la flore sur le site. Sans négliger les nouvelles technologies et le big data, l’urban gardening et autres concepts à la mode, appliqués aussi à Schifflange et qui font craindre une gentrification dans un quartier et une ville plutôt pauvres (jadis de gauche). Bien sûr, rétorque Lux, qu’il y aura une revitalisation – mais il se défend contre le reproche que ce sera un quartier de luxe réservé aux plus aisés.
Patrimoine industriel Si nombre de ses idées novatrices sont saluées par les citoyens engagés dans le processus – qui se réjouissent en premier lieu que la friche revive enfin, promettant que soit désenclavé le quartier Hiehl notamment –, c’est sur la question du patrimoine industriel que les plus critiques l’attendent. Or, aucun ministre de la Culture (pas même l’Eschois de souche François Biltgen, CSV) n’a jamais rien classé ici, soit parce qu’il n’osait pas imposer les contraintes qui vont avec à Arcelor-Mittal, soit (et c’est plus probable) par simple manque d’intérêt. Genre : on a bien gardé les hauts-fourneaux à Belval, et investi des millions dans leur sauvegarde, cela ne suffit-il pas ?
Selon le Service des sites et monuments nationaux, l’entrepôt (aussi appelé bâtiment TT) et la Halle des soufflantes (de moindre envergure que celle à Belval) vaudraient d’être gardés sur la lentille, plus la rue des artisans sur le Crassier connexe (qui est encore en activité). Enthousiaste du charme et de la patine de ces bâtiments souvent centenaires, Eric Lux a également prévu de garder l’imposante Halle des turbines, le long mur qui longe la rue d’Audun et un petit poste d’aiguillage. L’Entente Mine Cockerill défend en outre bec et ongles les Keeseminnen, les anciens silos, dont la qualité architecturale est moindre, mais qui, selon eux (et plusieurs participants aux workshops), sont un élément marquant sur le site. Eric Lux promet d’y réfléchir avec les architectes, s’intéressant notamment aux structures portantes si caractéristiques, qui pourraient être intégrées dans la conception de nouveaux bâtiments. « Toutes ces infrastructures historiques que nous gardons auront une nouvelle fonctionnalité », promet le développeur. Alors que le schéma directeur Lentille Terre Rouge a été discuté avec le PAG en mars, un masterplan fusionnant les idées du développeur, des architectes et consultants ainsi que celles des citoyens, devrait être publié d’ici la fin de l’année.
Eric Lux a l’optimisme contagieux. Cette fois devrait être la bonne.