« Ce sera un quartier exemplaire ! », s’exclame, enthousiaste, Claude Turmes (Déi Gréng). « Parce que ce sera le premier éco-quartier made in Luxembourg ». En tant que ministre de l’Aménagement du territoire, il assure le lead politique des très nombreuses parties impliquées dans le dossier du réaménagement de la friche industrielle d’Esch-Schifflange, gérée opérativement par la société de développement Agora, constituée à parts égales par l’État et Arcelor-Mittal. Pendant plus de 140 ans, de 1871 à 2012, la Metzeschmelz, intégrée à partir de 1911 dans le groupe Arbed, y exploita une usine sidérurgique, d’abord avec des hauts-fourneaux, puis un laminoir, un train à fil et une aciérie électrique. Or, en 2011/12, Arcelor-Mittal y cesse les activités. En 2016, le gouvernement et Arcelor-Mittal signent, avec les communes concernées Schifflange et Esch-sur-Alzette, un memorandum of understanding sur la revitalisation du site. Agora, qui a acquis un savoir-faire en matière de reconversion en vingt ans d’activité à Belval, est chargée de la réalisation (voir d’Land du 20 janvier 2017). Une étude de faisabilité finalisée en septembre 2017, basée entre autres sur des centaines de forages et des milliers d’analyses du sol, prouverait que « la qualité du sol est comparable à celle d’autres sites en reconversion » et que n’a été trouvé « aucun élément de blocage vers un développement futur du site en quartier urbain. » Désormais, le nom de code du projet sera : « Quartier Alzette ».
Le site d’Esch-Schifflange, Josy Roll le connaît comme sa poche. L’employé d’Arcelor-Mittal avait quinze ans quand, en 1977, il a commencé son apprentissage comme serrurier à l’Arbed. Aujourd’hui, il est, avec les portiers gardant l’accès au site, un des derniers à y travailler. Il est en charge de la surveillance et de l’organisation des activités qui y ont encore lieu : la revente des équipements qui peuvent encore être utilisés, le démolissage des bâtiments sans valeur, le déblayement de l’ancien crassier (il n’en reste plus qu’un grand trou béant rempli d’eau)… Par les dimensions des infrastructures, notamment les gigantesques halles ayant abrité le train à fil, le laminoir et les stockages, le site est très populaire auprès des producteurs de cinéma : Félix Koch y a tourné une partie de son Superjhemp retörns, des éléments de décor ont été abandonnés dans un des hangars. Ailleurs, des murs gardent les traces de slogans ayant servi à la série de docu-fiction historique Krieg der Träume, que Jan Peter a réalisé pour Arte. Roll se souvient du sympathique Georges Christen, qui vient d’y terminer un tournage, et il se fait un plaisir d’accueillir les visiteurs qui demandent l’accès, comme les artistes graffiti Spike & Stick, qui y ont réalisé des œuvres sur les murs et des éléments gisant au sol, profitant de l’impressionnante coulisse pour photographier leurs travaux graphiques. Et souvent, Josy Roll doit chasser des squatteurs qui entrent illégalement sur le site, s’y installent et font du feu. Il a beaucoup de tendresse pour ce lieu, cela se sent en le visitant avec lui. Roll connaît la valeur de ce patrimoine industriel, dont la réaffectation le réjouit.
Josy Roll était aux avant-postes fin mars/début avril lorsque s’est tenu un « atelier de conception urbaine » ouvert au grand public sur place, réunissant quatre équipes internationales constituées de bureaux d’architecture et d’ingénieurs-conseils – les Danois autour de Cobe Architects (voir encadré), les Français autour d’Ilex de Lyon, les Italiens de Studio Paola Viganò de Milan et les Britanniques de Hawkins/Brown de Londres – ainsi que des centaines de citoyens intéressés. « On a retenu les leçons de l’aménagement de Belval », dira le directeur administratif d’Agora Yves Biwer avant les ateliers à la Radio 100,7. Et que une des choses à améliorer était d’assurer une meilleurs implication des citoyens, des riverains et, surtout, des futurs utilisateurs dans la reconversion du site. C’est Cobe qui a gagné la consultation, ayant enthousiasmé le jury comme les responsables politiques (Turmes ne tarit pas d’éloges à leur encontre) pour ses idées de connexions du site aux quartiers voisins, « l’intégration maximale dans son environnement », « la préservation des monuments industriels et naturels les plus importants », le rôle social du site et l’axe culturel autour duquel il s’organise, notait le jury fort d’une trentaine de personnes. Le travail avec les architectes, insiste Agora, ne fait que commencer. Ce qui a été réalisé jusqu’ici n’est pas un masterplan rigide comme il avait été conçu par Jo Coenen à Belval en 2002, mais un « plan-guide global d’urbanisme » ouvert, flexible et évolutif.
On se souvient de la lourdeur du processus de reconversion de Belval : décidée par le gouvernement Juncker/Poos en 1996, l’urbanisation y avait été précédée par de longues querelles sur les responsabilités pour l’assainissement du site, la mise en place de la structure mixte Agora, la détermination de la valeur des 120 hectares de terrains apportés par Arcelor, puis la viabilisation de ces terres par l’installation des réseaux (eau, électricité, téléphonie) et des routes. Quand la Rockhal a ouvert ses portes en 2005, ce fut dans un chantier chaotique, le quartier ne prenant vie que dix ans plus tard avec l’arrivée de l’Université, désormais flanquée de commerces, de logements, d’instituts de recherche et des hautes-fourneaux rénovés dans le plus grand respect de leur valeur historique et esthétique. Depuis, beaucoup de projets ont été développés sur des friches, un des plus réussis étant la Kreativfabrik 1535°C à Differdange, abritant des artistes et de petites et moyennes entreprises dans le domaine créatif.
C’est irrémédiablement au 1535°C qu’on pense en visitant les bâtiments restés dans leur jus à Esch-Schifflange. Comme cette salle des pompes remontant aux années 1950, située à côté des bassins de refroidissement qui ouvrent sur un panorama jusqu’à la cimenterie voisine, et de l’emblématique tour d’eau verte (1920), le seul bâtiment profitant d’une protection nationale par son inscription à l’inventaire supplémentaire du Service des sites et monuments nationaux (SSMN). Dans la salle des pompes, la tuyauterie colorée contraste avec les murs en briques. Et les instruments de mesure et de réglage des machines, bien que cachés sous une épaisse couche de poussière, ont ce charme suranné d’une époque où cette industrie sidérurgique et ceux qui y travaillaient étaient respectés. Josy Roll fut content lorsque, durant les travaux de préfiguration, fut évoquée l’idée de reconvertir cette salle des pompes en futur siège du Musée de la sidérurgie. La collection d’anciens équipements et objets permettant de comprendre l’histoire industrielle du site remonte à l’engagement de l’Amicale Schëfflenger Kolonien asbl, devenue l’année dernière Amicale Schëfflenger Schmelzaarbechter asbl et qui a pu emménager dans deux petits bâtiments près du portail A l’année dernière.
Son collègue Alain Günther fait visiter avec fierté les collections d’outils et de machines ayant servi à la production, mais aussi une cuisine ou un bureau typiques du début du siècle dernier, voire une documentation sur l’histoire des syndicats de la sidérurgie, ainsi qu’une salle en mémoire de ceux des camarades qui furent exécutés par l’occupant nazi lors de la grève du 2 novembre 1942. Ce musée bénévole reste assez confidentiel ; une installation définitive pourrait aider à le professionnaliser. Le ministère de la Culture envisage une meilleure mise en réseau de tous les sites industriels du pays. Au Quartier Alzette, un véritable « axe culturel » pourrait ainsi traverser le site : la Kulturfabrik eschoise est voisine, il suffira de construire un petit pont que les futurs habitants pourront enjamber pour aller à pied au concert ou au théâtre.
« Ce sera génial ! », de cela, Claude Turmes est convaincu. Pour le ministre de l’Aménagement du territoire, le Quartier Alzette sera symbolique d’un nouveau mode de penser et de vivre : « Ce sera un éco-quartier zero carbon, zero waste », relié au futur tram vers Esch, aux bus rapides et au rail – qui seront prêts avant l’arrivée des premiers résidents –, sans parkings souterrains et même sans places de stationnement. Il imagine que cette ville nouvelle de la troisième révolution industrielle sera surtout accessible à la mobilité douce – il n’y aura pas non-plus de grand axe routier central (contrairement au Kirchberg) – et que la mixité sociale y règnera grâce aux projets à coût modéré qu’y réalisera l’État via la SNHBM ou aux nouveaux modèles de propriété (bail emphytéotique, colocation…). « D’ailleurs, nous allons visiter beaucoup de projets dans ce sens à l’étranger en ce moment », raconte Claude Turmes, comme récemment à Munich.
Dans le projet retenu lors de la consultation, le ministre apprécie surtout les idées pour la renaturation de l’Alzette et de la Dipbach, qui traversent ou longent le site, mais aussi pour la reconversion du patrimoine industriel, notamment les grandes halles, qui pourraient abriter des projets de construction originaux sous leurs toitures impressionnantes.
« Le ministère de la Culture a été impliqué dès les premières études de faisabilité », souligne aussi la ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng). Le SSMN avait établi une liste indicative des infrastructures à garder et d’autres qui pourraient l’être. Il s’agit surtout de ces grandes halles et des bâtiments en briques ayant abrité la salle des transformateurs par exemple, les anciens vestiaires, les ateliers des artisans, les différentes directions du site ou les portails d’entrée. On ne veut surtout pas reproduire les erreurs de Belval, où chacun des bâtiments fprovoqua un bras-de-fer entre aménageurs et défenseurs du patrimoine et où l’énorme travail de préparation en vue d’un Centre national de la culture industrielle à installer dans les hauts-fourneaux a fait les frais de l’austérité post-crise de 2008. Les plus optimistes imaginent même qu’en 2022, l’asbl Esch et région – capitale européenne de la culture pourrait y organiser des événements d’envergure, par exemple dans lesdits halls centraux. C’est vrai que leur majesté rappelle singulièrement celle des principaux sites de la Ruhrtriennale en Allemagne. Et qu’une telle occupation transitoire par la culture a pour effet immédiat une valorisation symbolique de sites souvent soupçonnés d’être sales et de les rendre hype – c’est ce que l’asbl IUEOA et le promoteur Steve Krack firent à moindre échelle avec des bâtiments abandonnés à Luxembourg-ville et à Esch-sur-Alzette ces dernières années.
Car au final, quoi qu’il en paraisse, l’urbanisation des friches industrielles est aussi une opération immobilière de grande envergure. Certes, la politique y joue son rôle – « nous intervenons surtout sur le plan normatif », insiste Claude Turmes. Soit dans les normes environnementales, d’assainissement etc. Mais pour Arcelor-Mittal, propriétaire de 90 pour cent du site (les autres parties appartenant à la main publique, notamment le Fonds du rail), la valorisation équivaut à une nouvelle utilisation de terrains dont elle n’avait plus besoin pour son activité industrielle. Selon Yves Biwer d’Agora (toujours sur 100,7) les coûts d’assainissement et de valorisation équivaudraient à un quart de l’investissement du projet.
Les citoyens s’étant exprimés contre un grand projet-phare type hypermarché (les études préliminaires rappellent aussi l’échec du Belval Plaza), ce sera donc une urbanisation avec des gabarits de taille modeste, à cinquante pour cent de logements. Selon le ministère de l’Aménagement du territoire, les 62 hectares pourraient abriter 12 000 habitants et 7 000 emplois à l’horizon 2030-2035 – sachant qu’à l’heure actuelle, Esch compte quelque 32 000 habitants et Schifflange 10 000 ; les deux communes n’ayant guère de surface sur laquelle s’étendre par ailleurs. Les premiers terrains pourraient être mis en vente en 2023 ou 24.
Que représente le bureau danois Cobe Architects ?
Sous le titre Co-Evolution, le pavillon danois à la dixième biennale d’architecture à Venise, en 2006, exposa des propositions pour un développement urbain durable en Chine – et remporta le très convoité Lion d’or. Ce pavillon fut coorganisé par des bureaux d’architecture danois et des universités chinoises. Parmi eux : le tout jeune bureau Cobe Architects que venait de fonder Dan Stubbegaard à Copenhague. Depuis, le bureau s’est fait un nom en architecture durable et respectueuse de l’existant, à tel point qu’il emploie désormais une équipe de plus de 130 architectes. Parmi ses achèvements récents, on compte la gare multimodale de Køge Nord – un long couloir argenté suspendu qui n’est pas sans rappeler la gare de Jim Clemes à Belval –, le musée de pop-rock et culture des jeunes Ragnarock à Roskilde (DK), le centre de conférences Adidas à Herzogenaurach en Allemagne, la transformation d’un ancien silo à grains en résidence à Nordhavn/Copenhague ou la très élégante bibliothèque avec centre culturel de Tingbjerg. « Si nous choisissons de détruire l’existant pour reconstruire de nouveaux bâtiments, cela aura un impact énorme sur la planète », affirme Dan Stubbergaard dans un podcast. Cette volonté de toujours réattribuer de la valeur aux ressources déjà engagées a valu à Cobe Architects une invitation à participer à l’atelier de conception pour la ré-urbanisation de la friche d’Esch-Schifflange. Le 23 mai, la société de développement Agora a annoncé que, parmi les quatre équipes invitées, le jury avait retenu la proposition de Cobe Architects (esquisse), en association avec ses compatriotes Urban Agency et Urban Creators, ainsi qu’avec le bureau d’ingénieurs-conseils luxembourgeois Luxplan. Ce sont surtout leurs idées pour un développement flexible et évolutif du quartier, le respect du patrimoine industriel existant, la connexion du nouveau quartier aux villes de Schifflange et d’Esch-sur-Alzette, ainsi que la qualité du concept paysager qui ont enthousiasmé le jury et les politiques (qui, eux, ont néanmoins mis presque un mois à avaliser la décision). Une exposition des projets est prévue pour l’automne. jh