Sept ans avant la construction du premier haut-fourneau à Belval, le Bochumer Verein (consortium des usines locales) construisit, à quelque 300 kilomètres de là, la Jahrhunderthalle à Düsseldorf. À l’image de l’Exposition universelle à Paris en 1900 s’y tenait, en 1902, une « Industrie- und Gewerbeausstellung » vantant les avancées techniques de l’industrie allemande de l’époque. Après l’exposition, qui avait attiré plus de cinq millions de visiteurs, dont l’empereur Guillaume II, la halle de 66 mètres de longueur, vingt mètres de largeur et haute de 21 mètres, fut démontée et déplacée sur le site de l’aciérie de Stahlhausen à Bochum, où elle fut transformée en …halle des soufflantes.
Après la fin de l’industrie dans la Ruhr, les autorités locales essayent de redynamiser les villes en voie de désertification par la culture et le tourisme qu’elle attire. En 1999 a lieu l’IBA (Internationale Bauausstellung Emscher Park), exemplaire en ce qui concerne la reconversion des friches et la transformation structurelle, aussi pour le gouvernement luxembourgeois (qui était alors juste en train de découvrir les friches de l’Arbed). Encouragé par le succès de cette expérience, le gouvernement du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie décida alors d’implanter un festival culturel pour symboliser son engagement pour cette reconversion. En 2002 est lancée la première Ruhrtriennale ; un an plus tard, la Jahrhunderthalle est modernisée et munie d’un grand toit en verre pour en devenir le centre névralgique. Et en 2010, la Kultur Ruhr GmbH organise les manifestations de l’année durant laquelle la région est capitale européenne de la culture sous le titre Ruhr.2010 (avec Essen comme principale ville candidate ; budget global : 63 millions d’euros).
Les similitudes avec l’histoire de la Minette et Esch-Alzette et sa région, capitale européenne de la culture 2022 sont nombreuses : désindustrialisation, volonté politique de réinvestir dans la région, résilience et fierté locales, espoir de revitalisation via la culture… Tant qu’à faire, Esch 2022 pourrait aussi apprendre de la Ruhrtriennale, s’inspirer de ce que ce festival offre de mieux. En voici quelques axes :
1 Premièrement, la Ruhrtriennale a toujours visé haut dans la qualité de son offre de spectacles. Elle l’a fait via son concept d’abord : la société organisatrice Kultur Ruhr GmbH nomme à chaque fois un directeur artistique (Intendant) pour trois années consécutives. Le premier en fut Gérard Mortier (1943-2014), le sémillant directeur de la Monnaie à Bruxelles, des Salzburger Festspiele, puis de l’Opéra national de Paris. L’exigeant Mortier allait mettre la barre très haut, avant les cycles marquants de Jürgen Flimm, Heiner Goebbels ou Johan Simons. Pour la triennale qui s’étire de 2018 à 2020, la directrice artistique est Stefanie Carp, la dramaturge en chef de Christoph Marthaler. Chacun/e de ces directeurs arrive avec ses idées, mais aussi et surtout son réseau de contacts pour programmer des spectacles qui attirent l’attention aussi bien des professionnels que du grand public.
2 Deuxièmement : l’émulation. À une vingtaine de kilomètres de Bochum se tient déjà un festival de théâtre, les Ruhrfestspiele Recklinghausen. Ce festival fut fondé après la guerre, en 1946/47, en collaboration avec les théâtres de Hambourg selon un potlatch « Kunst gegen Kohle », de l’art en échange de charbon – les acteurs jouaient pour les ouvriers, qui les payaient en charbon afin qu’ils puissent se chauffer durant l’hiver à Hambourg. Organisé par une société cofinancée à parts égales (de 1,1 million d’euros chacune) par la ville de Recklinghausen et le Deutscher Gewerkschaftsbund, il s’adresse toujours au très grand public. Au lancement de la Ruhrtriennale, l’ère de leur historique directeur Hansgünther Heyme venait juste de se terminer, son successeur Frank Castorf a failli ruiner le fragile festival et il fut évoqué brièvement de fusionner avec la nouvelle triennale. Mais le scandale entourant le licenciement de Castorf fut tel que Mortier claqua la porte. Le Luxembourgeois Frank Hoffmann, directeur du TNL, devint le sauveur de Recklinghausen. En une décennie, il le développa jusqu’à attirer 81 000 spectateurs en 2015 (pour quelque 300 représentations). Hoffmann misa sur un mélange de pièces classiques, de théâtre populaire, de « stars du petit écran », de programmations jeune public et d’axes thématiques collant à l’époque.
En face, la Ruhrtriennale est une Rolls Royce en ce qui concerne les moyens : quinze millions d’euros, dont 80 pour cent proviennent du Land et du Regionalverband Ruhr (le reste de sponsors et de la vente de tickets, toujours abordables, de vingt à 80 euros selon l’emplacement cette année). En 2018, plus de 80 pour cent des tickets furent vendus, 27 000 places payantes, plus 8 000 spectateurs pour les installations et autres manifestations à entrée gratuite. La concurrence entre les deux manifestations crée une véritable émulation, les directeurs artistiques voulant se dépasser en créations et spectacles hors normes.
3 Ce qui nous amène, troisièmement, vers l’utilisation des sites industriels. La Ruhrtriennale en investit une ribambelle, avec à chaque fois de nouvelles découvertes. En 2015, Johan Simons met en scène l’Accatone de Pasolini dans un ancien hall de stockage de charbon à Dinslaken, Philippe Herreweghe dirigeant le Collegium Vocale qui joue des cantates de Bach. Et Warlikowski adapte Proust dans la majestueuse halle Zweckel près de Gladbeck. Cette année, Christoph Marthaler joue dans l’Audimax de l’université de Bochum et Heiner Goebbels s’approprie les dimensions monumentales de la Jahrhunderthalle (critique ci-dessus). L’édition de 2019, qui s’est ouverte le 21 août, offre 164 manifestations, dont seize productions propres ou coproductions, à quatorze endroits différents. Chaque édition de la Ruhrtriennale est aussi une révélation de nouveaux sites industriels, confrontant le public avec une réalité économique – la région souffre de la fin de l’industrie du charbon – et la beauté de ces bâtiments témoignant d’un passé glorieux.
4 Quatrièmement : l’importance du patrimoine et du réseau. La Ruhrtriennale se déroule sur les sites qui font partie de la Route Industriekultur, qui relie 25 anciens lieux industriels, de la mine à la brasserie, et les colonies ouvrières qui vont avec. C’est ce que les défenseurs du patrimoine industriel luxembourgeois prônent depuis deux décennies et que la ministre de la Culture actuelle Sam Tanson (Déi Gréng) a promis de réaliser via l’attribution d’un certain nombre de bâtiments de Belval pour l’organisation de l’année culturelle 2022 et, au-delà, le lancement d’une association de préfiguration pour ce CNCI (Centre national de la culture industrielle) qui avait fait les frais de l’austérité post-crise-2008. Le deuxième réseau essentiel pour la réussite d’Esch 2022 est culturel et humain : souvent, les créations originales se font grâce à l’argent, mais pas seulement. Il est vital d’avoir non seulement un agenda, mais aussi la confiance d’artistes intéressants. Pour cela aussi, tout est en place, le réseau existe, mais il est rhizomique. Il s’agirait maintenant de l’impliquer et de le lier à Esch 2022. Il n’est pas encore trop tard.