Sa trahison à lui pourrait « couper la parole à son silence » à elle, espère le prince Philippe en trompant Yvonne, le laideron, avec la très aguichante Isa. Car le silence d’Yvonne est ressenti par toute la Cour de Bourgogne comme une provocation. Alors qu’Yvonne n’a rien demandé, le jeune héritier avait décidé de l’épouser, comme un acte de transgression, un défi lancé à ses parents, pour s’émanciper : « Si je me suis fiancé à elle, ce n’est pas par dépit, mais par excès, explique-t-il à ses amis, donc j’en ai le droit, parce que je suis un homme libre ». Que Carole Lorang (mise en scène) et Mani Muller (dramaturgie) montent Yvonne, Princesse de Bourgogne, de Witold Gombrowicz (1935) n’est qu’une conséquence naturelle de leur recherche sur le silence, sa place, son effet et son traitement dans le théâtre, un des principaux axes de leur travail commun (par exemple dans Actes sans parole, en 2005 au Capucins, collage de textes de Beckett et Kroetz).
Le prince Philippe (Jérôme Varanfrain) et ses amis Cyrille (Luc Schiltz) et Cyprien (Raoul Schlechter) s’ennuient ferme à la Cour, avec ses bienséances et son protocole. Alors ils partent à la conquête de jolies femmes dans le parc – leur look de mods, mais aussi leur œil maquillé de noir invoquent forcément Alex et ses copains excessifs dans le Clockwork Orange de Stanley Kubrick. Carole Lorang leur attribue la même gratuité des actes, le même dévergondage, la même violence. Or, c’est l’arrivée d’une jeune femme disgracieuse, hideuse, muette et apathique – « elle a le sang trop paresseux » disent ses tantes – qui va tout faire chavirer. En enfant gâté, le prince croyait avoir trouvé un jouet, une chose qui lui permette de prouver sa suprématie morale, « rien ne nous rend si grand que le malheur des autres » se réjouit-il.
L’Yvonne de Witold Gombrowicz est un miroir – d’ailleurs une des pièces centrales de la scénographie de Vincent Tordjman, pas très intelligible par ailleurs, est un astucieux miroir –, ses imperfections physiques et intellectuelles rappellent à tous ceux qui la rencontrent leurs propres travers, ce qui la rend insupportable pour tous. Si la pièce en soi n’est ni nouvelle – elle a même déjà été montée au Théâtre des Capucins il y a une dizaine d’années –, ni particulièrement provocante, la mise en scène de Carole Lorang, présentée cette semaine au Grand Théâtre et qui sera jouée la semaine prochaine à Nancy, fonctionne grâce à la justesse et à la précision, notamment des acteurs. Bach-Lan Lê-Bà Thi, fidèle actrice et alliée, cofondatrice de la Compagnie du Grand Boube, est absolument géniale dans sa démesure en tant que reine, Bernard Graczyk est un roi macho à souhait, les jeunes amis du prince sont merveilleusement nerveux et Sébastien Schmit dans plusieurs petits rôles donne des aperçus de son immense talent.
Mais le coup de génie de la production est sans aucun doute l’idée de faire jouer Yvonne par un homme. Dennis Jousselin, qu’on avait déjà admiré dans les Actes sans paroles, et, plus récemment, Darwin (d’Land 08/09), mis en scène par Valérie Bodson, incarne une fille perdue, qui se rétracte dans sa carapace au moindre geste irréfléchi, comme une tortue, mais qui ose aussi sortir la tête, regarder, s’étonner, tomber amoureuse. Au fur et à mesure que le monde qui l’entoure tombe en ruines, que toute cette belle Cour où tout le monde semblait avoir sa place et son rôle se délite, la musique se déstructure aussi, Philippe Kohn triture, détourne, décompose les mélodies classiques, contemporaines ou pop-rock entre les scènes, en faisant une sorte de méta-texte, sans paroles, créant des ambiances très définies.
Les passages de groupes sont très chorégraphiés (avec l’aide de Bernard Baumgarten), faisant de la Cour une meute menaçante et vorace, qui se jette sur la naïve Yvonne comme pour la dévorer. Quelque part, Yvonne, Princesse de Bourgogne, une farce absurde sur la différence, est forcément aussi un commentaire sur la monarchie, le pouvoir absolu d’un souverain et le cynisme de ceux qui l’entourent face au peuple.
Yvonne, Princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, dans la traduction d’Yves Beaunesne, Agnieszka Kumor et Renée Wentzig ; mise en scène : Carole Lorang ; dramaturgie Mani Muller ; scénographie : Vincent Tordjman ; costumes Peggy Wurth ; lumières : Nicolas Boudier ; son : Philippe Kohn ; coaching gestuel : Bernard Baumgarten ; avec Bernard Graczyk, Denis Jousselin, Bach-Lan Lê-Bà Thi, Laure Roldan, Luc Schiltz, Raoul Schlechter, Sébastien Schmit, François Sikivie, Jérôme Varanfrain ; coproduction Compagnie du Grand Boube et Les Théâtres de la Ville de Luxembourg a été joué trois fois au Studio du Grand Théâtre. Une prochaine représentation aura lieu vendredi 3 avril à 20 heures au Cape à Ettelbruck ; tickets : www.luxembourgticket.lu.