Darwin. Le titre de la pièce de l’auteur belge Thierry Debroux semble fait pour qu’elle soit sélectionnée dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la naissance du naturaliste anglais qui a si profondément chamboulé les certitudes sur l’espèce humaine. Pourtant, la pièce fut créée il y a trois ans déjà, à Bruxelles. D’ailleurs, la pièce, que Valérie Bodson vient de monter au théâtre des Capucins, est bien plus complexe et plus riche qu’un cours sur les théories de l’évolution de Charles Darwin ou leur mise en cause actuelle, notamment aux États-Unis, par les créationnistes qui défendent l’idée d’un « dessein intelligent ». Soit dit en passant, les dialogues ulra-didactiques où les théories plus ou moins scientifiques des uns et des autres sont longuement expliqués sont les moments les plus ennuyeux de la pièce.
Thierry Debroux part d’un fait réel : en 2005 s’est ouvert un procès à Dover, dans l’État américain de Pennsylvanie, pour imposer l’enseignement du créationnisme dans les cours de biologie, au même titre que le Darwinisme. Thierry Debroux imagine alors que son personnage principal, Sally, serait cette brillante biologiste, intègre et rationnelle, mise sous pression par un conseil scolaire plus que douteux. Dans son ménage à trois – son mari Anton et sa sœur Lucie vivent avec elle sous le même toit –, elle est la seule à gagner de l’argent, ce qui risque de la rendre d’autant plus vulnérable face au lobbying des créationnistes : Faut-il céder en se disant que ce ne sont que quelques heures par an pour garder un revenu ?
Mais cette histoire-là n’est que la trame principale de la pièce, autour de laquelle s’enchevêtrent d’autres drames. Comme celui de la concurrence effrénée entre les trois sœurs, Sally, Lucie la cadette, plus artiste et incontrôlable, et l’aînée, Suzan, l’avocate – leurs affrontements cruels sont dignes de Tchekhov. Puis il y a les diatribes entre Anton, physicien quantique, spécialisé en théories du hasard, et Stephen, le collègue de Sally, qui n’a que les certitudes de sa religion. La grande originalité de Darwin, ce sont les dialogues du 412 et du 413, deux voisins de lit dans un hôpital, où ils partagent un coma profond. Les deux hommes – ou plutôt leurs subconscients – voyagent dans ce brouhaha de la vie de Sally, comme des observateurs empathiques. Le 413 est le père des trois filles, biologiste lui-même, qui a passé sa vie dans son laboratoire et ne s’est rendu compte qu’à sa retraite qu’il ne connaissait pas ses propres filles, qu’il ne les avait pas vues grandir et qu’il n’a pas pu sauver sa femme d’un cancer. « Je crains que l’humanité ne dépasse jamais le stade de l’enfance, fait dire l’auteur à l’un d’eux. Le besoin du père est partout. »
Cette quête du père, et de sa reconnaissance, est le vrai sujet de la pièce : que ce soit ce père absent ou un père absolu, qui pourrait être une sorte de dieu, ayant créé tout l’univers en un tour de main. Ce dieu serait, selon le bon mot du naturaliste contemporain de Darwin, Ernest-Heinrich Haeckel, un « vertébré gazéiforme ». Et à cette forme organique, impalpable, que tout le monde semble chercher quelque part à un moment de sa vie, Valérie Bodson et la scénographe Diane Heirend opposent des géométries rationnelles, un volume gris-bleu qui se transforme en espace de projection d’une skyline à l’américaine ou en filtre semi-transparent derrière lequel se cachent ou évoluent les esprits des comateux ou les lectures en voix off du deus ex machina qu’est l’auteur. Et lorsque le mélodrame du huis-clos de Sally, Lucie et Anton devient insupportable, le 412 et le 413 entrent en roulant plein pot sur leurs chaises de bureau, habillés d’élégants pyjamas en soie (costumes : Katharina Pohlheim). Ils sont une bouffée d’air frais, des commentateurs pleins d’esprit de la misère de la société.
Darwin est un plaisir esthétique, pour cette cohérence entre texte, acteurs, costumes et décor. La deuxième grande réussite sont la distribution et la direction des acteurs : on voit ici un Joël Delsaut comme on ne l’avait jamais vu, et Valérie Bodson a poussé Caty Baccega à jouer pleinement son côté aguicheuse, ce qui lui réussit à merveille. Anne Brionne est impressionnante en frustration retenue et les deux Bodson (Fred et Valérie, qui a elle-même remplacé Elisabeth Chuffart à la dernière minute) sont professionnels, comme toujours. La révélation de la soirée toutefois est Denis Jousselin, qui incarne le 413, le père des trois filles : il est fort et émouvant à la fois, on lui pardonne même ses quelques trous de mémoire le soir de la première. Valérie Bodson, après quelques tentatives dans le cabaret et le théâtre au niveau régional, s’est risquée ici à sa première grande mise en scène. Et elle regorge d’idées et d’images, qu’elle sait adapter sur les planches.
Darwin de Thierry Debroux, mise en scène par Valérie Bodson, assistée d’Antoine Krieps ; décor : Diane Heirend ; costumes : Katharina Polheim ; lumière : Pierre Chobillon ; avec : Caty Baccega, Fred Bodson, Valérie Bodson, Anne Brionne, Joël Delsaut, Denis Jousselin et Emmanuel Leforgeur ; sera encore joué au Théâtre des Capucins les 27 et 28 février ainsi que le 4 mars à 20 heures ; le 2 mars à 18h30. Informations sous www.theatres.lu ; réservations par www.luxembourgticket.lu ou par téléphone 47 08 95-1.