Anne Teresa de Keersmaeker est, depuis ses débuts, marquée par le rapport à la musique, dans ses formes les plus variées. Son public a pu la suivre sur les traces de Mozart avec Mozart/Concert Arias, Un moto di Gioia, du jazz avec A Love Supreme sur une musique de John Coltrane et sur celles de la musique indienne avec Raga for the rainy season en octobre 2005, de Bartók, Schoenberg et Beethoven avec sa Soirée Répertoire en septembre 2006. Son dernier passage à Luxembourg, en février 2007, pour la première mondiale de la Soirée Steve Reich, laquelle rendait un hommage à la musique minimaliste du musicien, avait divisé le public entre admiration et exaspération. De nouveau à l’affiche du Grand théâtre de la Ville de Luxembourg les 6 et 7 janvier derniers avec D’un soir d’un jour, chorégraphie créée en 2006 pour les quatorze danseurs de la compagnie Rosas, le public a pu retrouver le meilleur de la chorégraphe.
La passion et la fidélité de la chorégraphe pour la musique s’expriment par le souffle musical des compositeurs choisis. Les six brèves chorégraphies débutent et se terminent par une composition de Claude Debussy. Tout d’abord, une danse en silence en hommage à Nijinsky. Tel un cliché photographique, un projecteur s’allume sur une danseuse sur le dos appuyée sur son coude, torse nue. Le poing levé dans le silence met en avant l’angularité de la gestuelle. Entre sur scène un danseur, lequel effectue le même travail de symétrie dans la posture des bras. Telles des statues orientales, les poses anguleuses sont extrêmement formelles.
Suit L’après-midi d’un faune, chorégraphie de 1912 de Nijinsky d’après le poème de Mallarmé datant de 1876 mis en musique par Debussy. Le travail au sol du danseur qui exécute des mouvements est splendide. Le rôle de Nijinsky interprète à l’époque de cette pièce est repris à merveille. Des doigts de pied aux extrémités de ses mains, le danseur effectuent corps cassé des déplacements latéraux, des arrêts sur profils. La musique de Debussy est romantique et met en valeur la thématique du Faune et des deux nymphes. L’extrême précision des gestes est bien là.
Toujours crescendo dans l’intensité musicale et gestuelle, les Symphonies d’instruments à vent sur une musique de Stravinsky sont précédées d’une danse fantaisiste en silence. Puis les trompettes stridentes de Stravinsky sonnent. Ce tableau est indéniablement celui qui provoque des émotions, tant le travail de la chorégraphe sur l’évanescence du mouvement est réussi. On songe à des lignes graphiques continues déclinées avec des variantes en pointillés. Le trait de la chorégraphie est précis et provoque cette parfaite linéarité entre les mouvements exécutés sur la table, sur le sol. Le tableau évoque un beau tourment. La musique de la chorégraphie suivante Dances Figures de Georges Benjamin, a été composée spécialement pour une chorégraphie de groupe.
Le groupe de danseurs vogue effectivement entre l’immobilité et le mouvement, l’éphémère et l’évanescent. Cette pièce ambitieuse techniquement impressionne. Les danseurs sont soumis à une grande difficulté technique, compte tenu de la rythmique de la musique. La moindre erreur de retard ou d’avance dans les mouvements serait implacable et fatale à la cohérence de l’évolution du groupe. En l’espèce, malgré la difficulté flagrante de cumuler un défi musical et chorégraphique, le pari d’être dans le tempo de la musique est réussi au plus grand bonheur du public, qui retient son souffle par moments.
La suite, Ringed by the Flat Horizon, toujours sur une musique Georges Benjamin semble par contraste plus stridente et les jeux d’ombres, de lumières et d’orages un peu plus fades. Telle une péro-raison festive, Fireworks, sur la musique de Stravinsky présente une danse exubérante dans laquelle le rouge et le noir dominent sur le catwalk, avant d’enchaîner sur un court film muet sur le tennis. C’est sur Jeux sur une musique de Claude Debussy que le spectacle s’achève sur fond de tenture bleue et d’éclairages de courts de tennis au plafond. La boucle est bouclée, les gestes de la vie quotidienne stylisés par Nijinsky, qui a aussi dansé cette pièce au début du siècle sont repris telles des fresques. Anne Teresa de Keersmaeker suscite donc émoi et participe au renouvellement de la danse postmoderne avec discernement et humilité.