Patchagonia

Mimétisme parfait

d'Lëtzebuerger Land du 27.11.2008

Arrêt sur la « Terre des Grands Pieds » sèche et venteuse sur son versant atlantique côté argentin et découverte en 1519 par Magellan Un « Patagon » nom donné par la légende aux membres de cette tribu de géants aux grands pieds semble ouvrir l’univers foisonnant de Lisi Estaràs, qui prend son envol pour sa première grande production Patchagonia (2007) soutenue par Les Ballets C. de la B. L’homme (Sam Louwyck, danseur, chorégraphe et acteur belge) est déjà là, sur le côté droit de la scène obscure et silencieuse. Seul, torse nu, dans une posture d’une immobilité fébrile, il marmonne sans finalité, sans cohérence perceptible. Il incarne le dérisoire de la condition humaine.

Au fond de la scène conçue au sol tel un puzzle, une sculpture en bois sur laquelle Ross McCormack (récompensé d’un Helpmann Award en 2004 comme meilleur danseur) est allongé, échoué tel un membre d’équipage se réveillant soudainement après un naufrage sur ces dernières terres hostiles habitées avant le pôle sud. 

Un petit groupe de personnages musiciens Tcha Limberger (violon), Vilmos Csikos (contrebasse) et Benjamin Clément (guitare) guidé par une femme (Sandra Ortega Bejarano, danseuse – chanteuse) traverse dans la pénombre une terre aride et isolée, balayée par des vents opiniâtres. 

Le décor est posé : la Patagonie certes mais c’est aussi ce flirt entre cette terre d’agonie et de lassitude sur laquelle le public assiste à une quête éperdue du bonheur.

Entre une flore et une faune hostiles, un homme (Nicolas Vladyslav) rampe à terre à la fois serpent, caméléon puis tout autant pantin désarticulé ou singe. On songe soudainement à Darwin et aux conditions des expéditions scientifiques de recensement des espèces animales et végétales. Cet homme semble voué à l’errance et à la solitude et interprète magistralement la part d’animalité de l’homme. Les mouvements sont habités par les instincts.

Tantôt les gestes sont lents, englués dans un climat morbide puis subitement ils deviennent agités et brusques. Telle serait donc la Patchagonia de Lisi Estaràs, un enfer existentiel, un miroir d’humanité qui résonnerait en chacun de nous.

La danseuse quant à elle se débat avec ses bras et Badgad Café de Percy Adlon n’est pas loin.

Tout au long de Patchagonia quelque chose de sauvage s’exprime dans la danse de la chorégraphe. Ses interprètes remarquables passent d’une seconde à l’autre à des gestes opposés. Ross McCormack, colosse tente de déplacer un tronc d’arbre puis évolue immédiatement vers une gestuelle fluide et légère pour incarner les oiseaux et imiter leur chant. Le mimétisme est parfait et Coucouville-les-Nuées des Oiseaux d’Aristophane traverse les esprits.

Les danseurs paraissent retrouver des postures naturelles enfouies du fait de l’évolution de notre espèce. C’est souvent effrayant de réalisme comme lorsque l’un des danseurs devient charognard dévorant le corps d’un autre à terre et souvent époustouflant de virtuosité.

Plus tard, un autre danseur gratte le sol tel un taureau furieux, se cabre et s’ébroue pour éviter les morsures des insectes attirés par la chaleur des corps. Les duos ressemblent à des affrontements. Pampa, tango, tauromachie, tout est violent et dur oscillant entre Eros et Thanatos et parfois un peu trop long et oppressant (scène de la danseuse secouée à terre telle une balle rebondissante).

Les racines de la chorégraphe née et élevée en Argentine se retrouvent dans sa danse et dans la musique qui empruntent aussi à l’héritage slave héritée de sa grand-mère russe. En 1990, elle travaille au sein de l‘Académie de Musique et de Danse Rubin à Jérusalem puis à Tel Aviv pour Batsheva Dance Company. En 1996, elle arrive à Amsterdam et intègre l’année suivante Les Ballets C de la B de Gand où elle est une interprète majeure des pièces Lets Op Bach, Wolf, et Vsprs du chorégraphe Alain Platel et Tempus Fugit de Sidi Larbi Cherkaoui.

Enfin en 2000, elle participe également à la pièce fondatrice du Peeping Tom, Une vie inutile. Après Alain Platel en 2006, Koen Augustijnen et Sidi Larbi Cherkaoui Myth en 2007, Les Ballets C. de la B. sont donc revenus au Grand Théâtre de Luxembourg pour présenter une personnalité qui s’affirme et qui, dans l’esquisse de ses gestes, mélange les influences intimes, le hors-cadre et la recherche du mouvement instinctif. 

Ce huis-clos du bout du monde, véritable conte existentiel et farfelu dénote indéniablement l’intérêt artistique de la danse et de la chorégraphie de Lisi Estaràs.

Emmanuelle Ragot
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