L’annonce de l’archevêque Jean-Claude Hollerich qu’il ne désacralisait l’église paroissiale de Differdange que pour sa destruction a relancé le débat sur le patrimoine religieux et son utilisation profane dans une société de plus en plus sécularisée

Prier ou consommer, faut-il choisir ?

d'Lëtzebuerger Land du 30.11.2012

C’est une histoire de passions débridées des deux camps. À ma droite : l’Église catholique et son archevêque Jean-Claude Hollerich, qui, dès son intronisation l’année dernière, a annoncé qu’il prenait très au sérieux sa mission de « réévengalisation » de la société luxembourgeoise, en voie de sécularisation rapide. À ma gauche, une frange laïque, athée, agnostique ou simplement opposée à l’Église, qui revendique de plus en plus ouvertement et de plus en plus virulemment la fin des privilèges de cette organisation religieuse dont elle conteste jusqu’au bien-fondé. Elle estime la place de l’Église dans la société luxembourgeoise disproportionnée par rapport au nombre de pratiquants en chute libre et critique son influence sur la prise de décisions politiques ou dans l’enseignement, mais aussi et surtout son coût pour la société. D’ailleurs, un comité d’experts mis en place par le ministre des Cultes, François Biltgen (CSV) vient pour la première fois de lister toutes les dépenses de la main publique pour tous les cultes conventionnés au Luxembourg1, notamment les 25 millions d’euros annuels de traitements pour les ministres des cultes (dont 94 pour cent vont à l’Église catholique). Entre les deux, un bâtiment comme l’église Notre-dame des douleurs de Differdange peut vite devenir un symbole.
En piètre état depuis quelques années, le bâtiment conçu par l’architecte differdangeois René Fournelle et achevé de construire en 1955 – une des rares églises construites dans l’immédiat après-guerre et dans ce style spartiate mais monumental, typique pour l’époque –, fut carrément menacé depuis la construction par un promoteur privé, sur le terrain adjacent, d’une résidence avec un grand parking souterrain. Mal exécuté, ce chantier très profond a sérieusement entamé la solidité du bout de rocher qui porte encore l’église – de sorte que non seulement de larges fissures traversent le bâtiment, mais que, en plus, depuis une dernière manœuvre sur les étrésillons, elle constituerait, selon un dernier rapport d’experts, un danger pour la sécurité publique et pourrait s’écrouler d’un jour à l’autre. Expertises et contre-expertises, réunions de chantiers, conciliabules et réunions d’urgence du conseil communal se suivirent à un rythme endiablé ces dernières semaines, avec la volonté de tout faire pour d’abord stabiliser l’église, puis, à moyen terme, pouvoir la sauver – selon le vœu du député-maire Claude Meisch (DP), qui y vit surtout la valeur patrimoniale et affective.
Coups de théâtre Le Service des sites et monuments nationaux (SSMN) et son directeur Patrick Sanavia – originaire de Differdange –, persuadé de la valeur architecturale de la bâtisse, remua ciel et terre pour contribuer à la sauvegarde de cet édifice qu’il juge digne de protection – soutenu en cela par la Commission des sites et monuments nationaux, qui, saisie par une demande de classement comme monument national signée par 130 paroissiens, s’est exprimée en faveur d’une telle protection, même si la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV) n’a jamais suivi cet avis –, tout en respectant les contraintes budgétaires en temps de crise. En effet, et le diocèse et la fabrique d’église de Differdange avaient entre-temps affirmé ne pas tenir à tout prix que l’édifice soit sauvegardé en tant que lieu de culte, comme il y a encore quatre autres églises sur le territoire de la commune. Or, premier coup de théâtre : un investisseur privé, déniché par le SSMN, qui désire garder l’anonymat, était prêt à investir dans le bâtiment pour sa valeur architecturale afin d’y installer un marché couvert (dans la nef) avec restaurant à l’étage et brasserie devant l’autel. Coût pour la main publique : 3,4 millions d’euros pour sa stabilisation – contre six millions d’euros pour une remise en état complète –, alors que cet investisseur y aurait mis 1,3 million supplémentaire de sa poche. La commune est intéressée, reçoit l’investisseur en question. En parallèle, les organes de l’église catholique avaient été consultés pour voir s’ils pourraient donner leur accord pour une éventuelle réaffectation du bâtiment.
L’expulsion des marchands du temple Et voilà qu’arrive un deuxième coup de théâtre, inattendu : lors d’une réunion d’information pour les paroissiens sur le sort de leur église, lundi 19 novembre à Differdange, l’archevêque Jean-Claude Hollerich annonce soudain qu’il n’allait désacraliser cette église que pour une destruction et non pas pour une réaffectation, allant même jusqu’à promettre un « Kulturkampf », une guerre de religion pour défendre cette position. « Ce monument fait désormais partie constituante de Differdange, aussi pour son architecture, réagit un Patrick Sanavia, visiblement sonné par la radicalité de cette position, vendredi soir (23 novembre) devant les caméras de RTL Tele Lëtzebuerg. Mais ce bâtiment appartient à tous et non seulement à une communauté religieuse ou à un archevêque. » Le maire, Claude Meisch, par contre, responsable de la sécurité des passants, se voit désormais sans autre option que le démontage sécurisé de l’édifice. Il a confirmé hier, jeudi, au Land que la désacralisation allait avoir lieu ce dimanche, 2 décembre, pour préparer la démolition, qui pourrait commencer dès la semaine prochaine, en premier lieu de la partie arrière, avec la sacristie, qui constitue un réel danger. Ces travaux coûteront au moins 700 000 euros. Par contre, le maire se dit motivé à essayer de sauvegarder ce qui peut l’être de l’édifice, par exemple l’orgue Haupt et peut-être l’un ou l’autre vitrail conçu par Gustave Zanter.
Un début ? Alors, même si pour le bâtiment de Differdange, le glas a sonné, la question de principe reste posée : l’Église catholique préfère-
t-elle que les édifices construits et entretenus par la main publique, les communes, les fabriques d’églises et le SSMN, et mis gracieusement à disposition de l’institution, une fois qu’elle n’en a plus besoin, soient détruits plutôt que réaffectés pour d’autres utilisations ? Du côté de l’Église catholique, le responsable de la communication Theo Peporté tempère : à Differdange, l’archevêque n’aurait pu répondre que sur le volet de la désacralisation pour démolition parce que ce fut la seule question qui lui a été alors posée, affirme-
t-il. La commission ad hoc qu’il avait saisie pour avis avait recommandé de donner son accord à cela pour raisons de sécurité et il l’aurait simplement suivie. Si la question avait été posée différemment, donc sur une possible réaffectation pour un marché couvert, il aurait fallu ressaisir ladite commission et l’archevêque, explique-t-il, et il aurait à nouveau analysé la question. Une réaffectation de lieux de culte ne serait pas impossible en soi, ajoute Théo Péporte, avant de renvoyer à des exemples comme l’ancienne chapelle de l’ordre des dominicaines à Limpertsberg, Saint François au Marché-aux-poissons, la chapelle à Roodt/Syre... toutes utilisées pour d’autres activités que la prière. La culture, comme dans la Basilique d’Echternach (non désacralisée), des conférences, des cours du soir, de la méditation, tout cela serait facilement possible. Mais la restauration, une discothèque, des appartements, un hôtel et autres plaisirs de la chaire... ? Ce serait à voir au cas par cas, selon le porte-parole.
Au cas par cas ? Que chaque lieu de culte demande une analyse individuelle – selon les velléités du moment de l’Église comme institution –, un autre exemple en atteste : la société Maria Rheinsheim, qui gère la patrimoine immobilier de l’Évêché, par exemple le Centre convict de l’avenue Marie-Thérèse à Luxembourg, a développé un grand projet immobilier pour ce site sis au cœur de la ville (et qui vaut de l’or) et envisagerait pour cela la destruction des bâtiments actuels, notamment de la chapelle occupée par l’église anglicane – construite en 1958, à peu près en même temps que celle de Differdange. Or, la Ville de Luxembourg aimerait voir cette chapelle classée monument national pour sa valeur architecturale (architectes : Maillet & Reuter) et ses vitraux de François Gillen. « Pour le moment, le projet est de toute façon en attente, » promet Théo Peporté. Mais tout indique que l’institution n’ait pas de rapport affectif ou symbolique aux bâtiments qui ne servent plus – lorsque ça l’arrange.
Répertoire Le Service des sites et monuments nationaux estime à 600 le nombre d’églises et autres lieux de culte à travers le pays, dont une centaine sont protégés, soit classés monuments nationaux, soit inscrits sur l’inventaire supplémentaire : 81 églises et chapelles, onze anciens couvents ou presbytères, cinq cimetières et 22 orgues et objets mobiliers. Le premier classement remonte à 1935, ce fut la chapelle du cimetière de Schoenberg, le dernier à avril 2012 : l’église de Meysembourg et son mobilier. Le patrimoine religieux est un patrimoine qui ne s’agrandit plus beaucoup ces dernières années : on ne construit plus guère d’églises. Les dernières constructions du culte catholique remontent aux années 1970-80 : Belair, Bridel, Cents, et celle de Bascharage, consacrée en 1982. En 2008 fut consacrée la nouvelle église orthodoxe grecque à Weiler-la-Tour.
Selon le rapport d’experts, les communes dépensaient en 2010 presque dix millions d’euros pour les cultes conventionnés : salaires et mise à disposition avec entretien des cimetières, presbytères et églises, alors que le SSMN investit aux alentours de 500 000 euros par an dans la réfection de ce patrimoine. Le même rapport constate que les quelque 274 paroisses que connut le Luxembourg il y a quelques décennies encore ont dû être regroupées en 27 communautés pastorales, non seulement à cause de la sécularisation de la société, mais aussi en raison d’un manque de prêtres. Les experts recommandent alors à l’État soit d’envisager une double affectation, à la fois culturelle et cultuelle, des bâtiments qui ne servent plus guère (option préférée de l’Église catholique dans son avis présenté hier), soit de les scinder en deux et affecter chacune des parties à une autre utilisation, l’une religieuse, l’autre profane (option à laquelle l’Église catholique s’oppose), ou encore, dans les petites communes rurales, de procéder à une « réaffectation qui soit compatible avec [leur] ancienne destination (musée, bibliothèque, archives, lieux de mémoire) » (page 106).
Dans sa réaction au rapport d’experts, l’association Aha (Allianz vun Humanisten, Atheisten & Agnostiker) plaide pour un véritable Pimp my church !, une réaffectation sans limites, pour le sport, la consommation, le logement... Dans le dernier magazine du Monde (M, du 24 novembre 2012), le photographe milanais Andrea Di Martino publie un portfolio impressionnant d’utilisations d’anciennes églises en Italie, de la banque, en passant par la médiathèque jusqu’au garage. « Certes, dit-il, on peut faire une ‘lecture politique’ de mon travail, y voir une illustration du déclin de l’Église, mais mon intérêt est d’abord architectural. » Au Luxembourg, les émotions pour ou contre l’institution sont visiblement encore trop fortes pour en arriver à un jugement aussi rationnel.

1 Rapport du groupe d’experts chargé de réfléchir sur l’évolution futures des relations entre les pouvoirs publics et les communautés religieuses ou philosophiques au grand-duché de Luxembourg : octobre 2012 ; peut être téléchargé sous www.gouvernement.lu.
josée hansen
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