Faire un parallèle entre l’exposition LandRush - Ventures into global agriculture, qui vient d’ouvrir à Dudelange au Pomhouse et The Bitter Years, devrait venir à l’esprit de tous les visiteurs de l’installation vidéo de Frauke Huber et Uwe Martin sur les méfaits environnementaux et sociétaux de l’agriculture extensive à travers le monde. Petit retour en arrière : les photographies de The Bitter Years, montrées de 2012 à 2020 en haut du château d’eau qui domine les bassins et le Pomhouse de l’ancien site sidérurgique de Dudelange, sont issues d’une sélection qu’Edward Steichen, alors directeur du département Photographies du MoMA de New York, fit pour sa dernière exposition, en 1962.
Le contexte, dans lequel les photo-reporters avaient parcouru l’Amérique rurale durant la deuxième moitié des années 1930, une commande de la Farm Security Administration (FSA), était celui de la misère des fermiers des Grandes Plaines, ruinés par les suites du « jeudi noir » de 1929. La presse, en diffusant ces clichés, fit beaucoup pour le New Deal du Président Franklin Delano Roosevelt, qui sortit les États-Unis de la crise. Pour la renommée mondiale de ceux devenus des icônes du photojournalisme du XXe siècle comme Dorothea Lange et Walker Ewans.
Le Covid-19 est comme l’alerte maximale des catastrophes planétaires en ce début de XXIe siècle : pandémies, inondations, tsunamis, élévations du niveau des mers, recul des côtes, changement climatique. C’est ce à quoi nous a mené l’extension des terres arables jusqu’au gigantisme, la déforestation, l’exploitation sans limites de l’eau, l’utilisation des pesticides, fossoyeurs de la biodiversité. Le journaliste spécialiste de l’agriculture et grande figure de la National Geographic Society, Dennis Dimick, fait le parallèle entre l’alerte que sonnent Frauke Huber Uwe Martin et les années 1930.
Son attention a-t-elle été attirée sur les deux vidéastes-photographes, un peu comme l’avait été celle d’Edward Steichen sur les reporters de la FSA ? À Dudelange, au Centre National de l’Audiovisuel, on connaît Uwe Martin parce qu’il y donne des cours de storytelling depuis plusieurs années déjà. C’est ce qui amène le CNA, jusqu’au 29 août prochain, à montrer les trois volets White Gold, les effets sociaux et économiques mondiaux de la production de coton (2007-2012), LandRush, l’impact des investissements agricoles à grande échelle sur les économies rurales et le foncier (2011-en cours) et Dry West, qui documente la toute puissante société hydroélectrique dans l’Ouest américain, qui façonne les paysages et fournit une agriculture qui engloutit plus de 80 pour cent de la production de l’eau (2014-en cours). Certes, il faudra nourrir les dix milliards d’habitants de la planète d’ici trente ans, mais l’économiste et photographe Frauke Huber et le journaliste Uwe Martin, via ces trois chapitres de leurs enquêtes montrées au Pomhouse, dressent le tableau plus que critique pour l’avenir de la planète et de l’humanité.
On regarde sur grand écran, les moyens mis en œuvre par l’agriculture industrielle et ceux du travail de la terre traditionnel, auto-suffisants. Sur des petits écrans, on suit, écouteurs aux oreilles, des gros exploitants et des petits fermiers développer leur argumentaire et leurs méthodes. Gigantisme, subventions et bénéfices sont pour les premiers, la production est certes auto-suffisante pour les petits, mais endettement et désespoir sont leur lot, jusqu’au suicide. Regarder la totalité des projections, écouter autant de témoignages, au Texas, en Inde, au Brésil, en Afrique ou encore en Allemagne, prendrait, de l’aveu même de la commissaire de l’exposition Daniela Del Fabbro, une journée entière. C’est pourquoi les visiteurs ont à leur disposition des tablettes numériques, où chacun pourra suivre, à son rythme LandRush – Ventures into global agriculture, comme Frauke Huber et Uwe Martin qui appellent le travail qu’il mènent maintenant depuis 2007 : du slow journalism.
On recommandera lors de la visite au Pomhouse, de prendre en tout cas le temps de s’immerger dans une petite salle-caisson. C’est l’un des sous-chapitres de l’exposition. On s’installe comme si on était avec Frauke Huber, qui a passé plusieurs mois dans une famille d’agriculteurs en Mecklembourg-Poméranie. On se rapproche du vécu, de l’atmosphère de partage et de proximité. Les photographies de la publication éditée par le CNA, sont le deuxième volet de LandRush – Ventures into global agriculture. Ce ne sont pas des arrêts sur image extraits des vidéos, mais un travail sélectionné pour le Mois Européen de la Photographie 2021. On y retrouvera aussi les portraits des protagonistes de l’exposition, accompagnés d’un QR code, qui permettra de réécouter les interviews chez soi. C’est ce que que Wolfgang Brückle, critique d’art, appelle de la « post-photographie ».