« Je n’en peux plus. Je ne tiens plus mon agenda à jour. Je n’ouvre plus le courrier depuis des semaines. J’annule des rendez-vous professionnels très importants. Je ne suis plus capable de me projeter dans l’avenir. D’envisager quoi que ce soit. Demain n’existe pas. N’existe plus. » Ces sentiments d’exaspération, de grosse fatigue que le chroniqueur et journaliste français Guy Birenbaum décrit si précisément dans Vous m’avez manqué – Histoire d’une dépression française (Les arènes, Paris, 2015), beaucoup de gens les connaissent : ce sont les symptômes d’un burn-out. Et comme beaucoup de ses pairs, ce que l’on entend et lit dans tous les témoignages de personnes concernées, Birenbaum était dans le déni de ce mal qui le rongeait peu à peu depuis longtemps, jusqu’à ce que son corps l’alarme, déclenche toutes sortes de maladies pour qu’il s’arrête de courir du matin au soir, de regarder ses courriels sur son portable en amenant les enfants à l’école et de regarder une dernière fois les informations et Facebook avant de se coucher tard le soir. Le burn-out est comme un couperet, il met brutalement fin à toute une vie professionnelle parce que la tête et le corps n’en peuvent plus.
C’est alors que la docteure Patrizia Thiry, directrice, de l’Association pour la santé au travail du secteur financier (ASTF), retrouve les patients en consultation chez eux. « Ce sont, dit-elle, souvent des ‘high-performers’ ayant une grosse ‘valeur travail’, c’est-à-dire qui sont très productifs pour leur entreprise, et ce à tous les niveaux de la hiérarchie, qui sont touchés par le phénomène ». Si le burn-out s’annonce toujours longtemps en amont, il frappe néanmoins à un moment inattendu. Soudain, l’employé n’est plus à même de passer la porte de son bureau. Bien qu’il veuille encore travailler comme avant, comme hier, cela ne va plus. S’en suivent alors ces longs arrêts maladie de plusieurs mois, parfois un an (seuil au-delà duquel le contrat de travail est annulé et le concerné se retrouve sans emploi et sans droits de sécurité sociale). Patrizia Thiry demande aux employeurs d’alarmer ses services avant cette date fatidique, voire de leur envoyer les personnes proches du burn-out avant qu’il ne soit trop tard, pour qu’ils puissent être aidés et encadrés afin de s’en sortir.
Patrizia Thiry a fait du burn-out un de ses chevaux de bataille, introduisant notamment un relevé statistique systématique de tous les cas de burn-out constatés lors de leurs consultations. Avec ce constat dramatique : en une année, entre 2014 et 2015, leur nombre a doublé, de 53 à 105 cas. Avec la certitude que ce chiffre est encore largement sous la réalité, beaucoup de personnes consultant d’autres services ou cherchant de l’aide sur le marché libre des psychothérapeutes ou des médecins. Or, il n’y a pas de chiffres objectifs parce que le burn-out n’est pas officiellement reconnu en tant que maladie du travail. Et ce qui n’a pas de code à la sécurité sociale n’existe pas. Dans le rapport général de la Sécurité sociale 2015, le ministère note que 23,3 pour cent des jours de maladie dans la catégorie des arrêts de longue durée sont dus aux « dépressions et autres pathologies liées au stress ». Le burn-out en fait partie, sans être explicitement nommé. C’est énorme : presque un quart des malades de longue durée en sont touchés. D’ailleurs, il suffit de regarder autour de soi, dans les rédactions, les lycées, les banques : chaque entreprise, chaque service connaît désormais des confrères en burn-out. Et les malades sont toujours la cible de moqueries, comme s’ils n’étaient pas assez forts pour survivre dans la jungle du monde du travail contemporain, comme si les causes en étaient aussi un peu privées, une séparation, des problèmes financiers, un enfant malade...
Or, les causes, tous les experts le soulignent, sont multifactorielles. Celles inhérentes à l’entreprise pourtant sont toujours les mêmes : un manque de reconnaissance et de feed-back, une charge de travail trop importante et exponentielle, le manque de soutien des collègues, le manque de respect et de transparence dans l’équipe, une inadéquation entre les valeurs de l’employé et celles de l’entreprise, le degré d’autonomie et de liberté de décision du salarié. Souvent, ce sont deux ou trois facteurs combinés qui mènent à cette aliénation de son travail, par exemple l’arrivée d’un nouveau manager qui introduit d’autres valeurs ou des procédures dans lesquelles le salarié ne se retrouve pas. C’est lorsque l’employé n’arrive plus à se déconnecter du travail, joignable 24 heures sur 24 et sept jours sur sept par smartphone et portable, lorsqu’il ne se réserve plus de plages pour se ressourcer, dormir, recharger ses batteries, que ça pète.
Cela, Mirjana Vasiljevic le constate aussi dans sa pratique quotidienne. La jeune psychologue assure le conseil à la Stressberoodung, un service de la Ligue luxembourgeoise d’hygiène mentale avec la Chambre des salariés, qui se veut un premier point d’accueil décomplexé pour ceux qui se sentent en surcharge de travail, stressés ou en burn-out. En 2015, elle a vu 173 salariés, du secteur social, de l’enseignement, du nettoyage et gardiennage, du secteur financier, de l’administration publique et de l’industrie ; 63 d’entre eux étaient des femmes et un tiers déjà en arrêt maladie. « Normalement, quand ils arrivent pour la première fois, ils me disent : ‘Je ne sais pas comment je vais y arriver’ », raconte-t-elle, et que quand les concernés ont la tête dans le guidon, ils ne voient plus que leurs problèmes et sont incapables de relativiser, de se projeter dans l’avenir et encore moins de trouver des solutions. L’argent est un facteur important, toute la vie professionnelle étant souvent organisée autour d’un prêt immobilier, les échéances trop courtes et les sommes à assumer trop élevées. Alors elle essaie de travailler avec des méthodes de relaxation, par exemple sous hypnose, pour que les patients retrouvent une connexion à leur corps. Elle discute aussi des options pour la suite, soupèse les priorités et les possibilités du patient. Le tout confidentiellement et gratuitement. La demande est telle que l’attente pour un premier rendez-vous est désormais de trois semaines.
Mais Mirjana Vasiljevic souligne qu’un stress ou une grosse flemme ne sont pas encore un burn-out. Ce que confirme aussi Georges Steffgen, professeur de psychologie sociale et du travail à l’Université du Luxembourg. Il réalise, avec Philipp Sischka, le Quality of work index annuel pour le compte de la Chambre des salariés, une large étude auprès de 1 500 personnes interrogées quant à leur satisfaction au travail. Constat de l’étude de 2015 : il y a une légère tendance vers le bas de la satisfaction au travail, presque la moitié des salariés ont le sentiment de travailler sous la contrainte de temps et un tiers indiquent qu’on attend d’eux d’être joignables professionnellement en dehors du travail. Selon cette étude, les femmes sont davantage touchées par le burn-out que les hommes, le phénomène concerne toutes les catégories d’âge et sensiblement plus de travailleurs frontaliers belges et français que de résidents (ce qui pourrait s’expliquer par une autre culture du travail et une surcharge par les trajets quotidiens de plus en plus longs). En gros, selon les relevés de l’Uni.lu, un tiers des salariés souffrent de stress au travail et un cinquième de burn-out. C’est devenu un véritable phénomène de société, non discuté dans la sphère publique.
Se basant sur les études actuelles, Georges Steffgen souligne que les causes du burn-out ne sont pas uniquement liées au salarié concerné, mais aussi à la structure de l’entreprise, son hiérarchie et ses méthodes de management, que souvent, la valorisation de l’employé dans ses compétences, un meilleur retour ou une communication plus transparente aident beaucoup à éviter ces frustrations qui mènent à l’effondrement. « Si les conditions de travail font partie du problème, il faudrait les ajuster » dit-il. De plus en plus d’entreprises semblent se rendre compte de l’amplitude du problème, offrent des formations à leurs décideurs et essaient de détecter les signes avant-coureurs auprès d’un salarié avant qu’il ne soit trop tard. Patrizia Thiry mise fortement sur la sensibilisation des entreprises, l’ASFT offre des formations et des séances d’information.
Lors de son discours de nouvel-an, Roberto Scolati, le président de l’Aleba, le syndicat du secteur bancaire, a thématisé le burn-out dans le secteur et promis que son organisation allait militer pour sa reconnaissance comme « maladie professionnelle » – comme il vient d’être reconnu en France. Dans l’Hexagone, cette modification législative a été accompagnée par un large débat sur les causes systémiques et politiques du burn-out : si le monde du travail contemporain et ses exigences démesurées génèrent leurs propres maladies graves, ne faudrait-il pas modifier en premier lieu ce monde-là ? La psychologue du travail Lise Gaignard par exemple critique, dans son livre Chronique du travail aliéné (éditions D’Une, 2015) la dépolitisation de la souffrance au travail par une psychologisation excessive. Au Luxembourg, on est encore loin du débat, très loin. Ici, la productivité au travail a une telle valeur que celui qui faillit doit forcément être un peu coupable lui-même. Le débat sur une reconnaissance du phénomène n’est même pas encore ouvert, bien qu’il soit de plus en plus visible. En réponse à une question des députés libéraux Alexander Krieps et Edy Mertens, le ministre du Travail et de l’Emploi Nicolas Schmit (LSAP) a avoué, en juin 2015, que l’Association d’assurance accident n’avait reconnu qu’un cas de burn-out en tant que maladie professionnelle à ce jour. Un seul.