Pourquoi, d'abord, mettre au programme de l'oral de français au Première's Examen des classes non littéraires des lycées, Électre de Jean Giraudoux, quand les élèves ont certainement à fouetter d'autres chats, scientifiques, économiques ? Pourquoi ensuite monter la pièce en co-production Théâtre des Capucins/ Jeunesses théâtrales (une initiative de Josée Zeimes) dans l'idée (qui n'était pas nécessairement celle de l'auteur) que la scène rend l'oeuvre plus vivante que la lecture dans le texte ?
Comment plus prosaïquement les profs de français ont-ils fait ce choix, dont la connaissance de la littérature contemporaine s'appelle espérons-le aussi et par exemple Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Bernard-Marie Koltès, voire Jean-Paul Sartre l'existentialiste des Mots qui n'aimait pas, déjà, le dandysme de Giraudoux - ou alors revenons au classique Zadig de Voltaire ? Et pourquoi finalement le ministère de l'Éducation nationale entérine-t-il pareil pensum, par souci de démocratie collégiale ?
C'est que, comme dans la pièce, peut-être, où le « destin » des humains échappe à leur volonté, nos profs pensent, assez naïvement, qu'un auteur mort depuis plus de cinquante ans est grand, ce qui justifierait la validité de (toute) son oeuvre... Le drame d'Électre et de son frère Oreste met un point final aux tragédies en chaîne de la famille des Atrides. Il y a certainement un enseignement à tirer des mythes antiques, ces parricides, fratricides et autres rapports incestueux, aujourd'hui comme hier.
Quand Jean Giraudoux écrivit sa pièce, en 1936, la guerre d'Espagne faisait rage, préfiguration du cataclysme autrement plus vertigineux encore qu'allait connaître l'Europe quatre ans plus tard. Et dans le milieu du théâtre français de l'époque, se jouait une autre guéguerre : celle des tenants du « nouveau théâtre » (les Jacques Copeau, Artaud, puis Claudel, Gide et les acteurs Charles Dullin et Louis Jouvet, au Théâtre du Vieux Colombier, contre la scène boulevardière, dite commerciale d'un Guitry, Marcel Achard ou Jacques Deval).
Électre ne laisse pas nécessairement deviner à quel camp des classiques ou des modernes d'alors appartenait Jean Giraudoux. Fils de la classe laborieuse, provincial devenu diplomate, il est l'interprète virtuose d'une langue poétique que Philippe Sollers - on serait assez d'accord avec lui - juge en ces termes : « Il faisait trop confiance au langage (...). Ses livres (...) sont écrits comme des conversations, et aujourd'hui, il n'y a plus de conversation possible (...) ».
La version que l'on voit actuellement au Théâtre des Capucins est amidonnée comme le col de Giraudoux sur le portrait de salon peint par Jacques-Emile Blanche ; le public assis sagement dans le moelleux du Théâtre des Capucins applaudit mollement la représentation expurgée dans la mise en scène de Claudine Pelletier (le spectacle dure quand même deux heures et demie), assistée dans cette tâche par des titulaires des classes de français de nos lycées.
Quelques volontaires seulement paraît-il, moins courageux à prendre les ciseaux qu'à faire boire jusqu'à la lie leur prétention éducative à une jeunesse de 18 ans stressée ailleurs. Le décor de Daniel Jassogne fait gentiment référence aux colonnades d'un émule de Christian Bérard (quand Giraudoux n'eut pas Georges Braque), inspiré des « fantasmagories » classicistes de Claude-Nicolas Ledoux. Roger Francel, l'acteur-mendiant sert correctement le fil du drame (on aurait aimé voir Louis Jouvet à la création de la pièce) et le choeur des Euménides est assez bien gazouillé par des lycéennes volontaires/ apprenti-comédiennes. Mais tout cela est si académique, hiératique et figé, comme Patricia Fichant dans le rôle de Clytemnestre, Guy Robert dans celui d'Egisthe. Le théâtre bouge, beaucoup actuellement, sur les scènes allemandes notamment, où il provoque jusqu'à des batailles rangées dignes du Stravinsky baroque et c'est tant mieux.
Si les trois Peter (Brook, Sellars, Stein) un Georges Wilson, des classiques d'aujourd'hui, savent toujours nous emporter dans le monde du théâtre au sens extra-ordinaire de sa définition première du « merveilleux » (ébloui ou rageur), cette représentation-ci est une contre-performance ennuyeuse. L'exercice (certainement très onéreux) est-il dû à un péché d'orgueil, du sadisme ou du masochisme ? Imposer pareil rocher de Sisyphe - toute une année scolaire, et on remettra ça l'année prochaine - à des élèves qui n'en peuvent mais, c'est en tout cas frôler l'inconscience. Alors, une seule soirée au théâtre, finalement, ce n'est rien du tout. On l'a échappé belle.
Les prochaines représentations d'Électre de Jean Giraudoux auront lieu ce soir à 20 heures et le 10 mai à 18.30 heures au Théâtre des Capucins. Réservations au 22 06 45