« J’ai demandé des Russian Lips pour Noël. » Noémie (certains prénoms ont été modifiés) travaille pour un des Big Four. À 26 ans, elle ressemble à beaucoup de jeunes femmes de son âge : un corps affuté par le sport, les sourcils parfaitement dessinés, les ongles manucurés. Ses lèvres sont maquillées d’un rose poudré discret. « Pas sûre que j’en ai vraiment besoin, mais j’aimerais me montrer à mon maximum. Toutes mes copines l’ont fait », lance-t-elle en guise de justification. Elle veut que le résultat soit « naturel et discret » et elle a prévenu son copain qui lui fera ce cadeau qu’il lui en coûtera « autour de 300 euros ». Elle a choisi le médecin qui fera l’intervention « sur les conseils d’Héloïse, une amie qui est une habituée ».
Le Russian Lips Filler est une technique de remodelage des lèvres par micro-injections d’acide hyaluronique pour obtenir une bouche en forme de cœur. Contrairement aux injections classiques, le produit de comblement est administré verticalement et non vers l’avant ce qui évite l’effet « duck face » souvent reproché aux injections volumatrices des lèvres. C’est un des traitements de médecine esthétique les plus demandés actuellement. La médecine esthétique comprend des soins et traitements non chirurgicaux, non-invasifs : Pas de bistouri, pas d’anesthésie. La majorité des interventions concerne des injections sous-cutanées pour réduire les rides, redessiner l’oval d’un visage, remonter les pommettes ou… gonfler les lèvres. Le titre de médecin esthétique n’existe pas dans la nomenclature officielle. Ces traitements sont pratiqués par des médecins généralistes ou spécialistes (dermatologues et dentiste surtout) qui, dans le meilleur des cas, auront suivi des formations complémentaires spécifiques. C’est le cas du docteur Pierre Camara, médecin généraliste, également diplômé en « médecine morphologique anti-âge et prévention du vieillissement corporel ». Installé depuis quelques mois au sein du centre médico-esthétique Medistetix à Mamer, il a organisé un événement et une campagne de promotion la semaine dernière. Il détaille l’éventail des techniques qu’il pratique : « injections, laser, peeling, micro-nutrition, ultrasons ». Il présente les machines sophistiquées dans les différentes cabines du centre portant des noms compliqués qui commencent tous par EM pour électro-magnétique. « Des machines qui coûtent plus de 100 000 euros chacune ». La frontière entre le l’acte médical et le traitement esthétique est ténue et le vocabulaire utilisé entretient le flou. On lit ainsi « La promesse d’une silhouette galbée et d’une meilleure santé » dans la présentation d’une des machines.
D’après des données diffusées par l’IMCAS (International Master Course on Aging Science), le marché mondial de l’esthétique médicale et chirurgicale devrait être multiplié par trois en dix ans, passant de 5,7 à 14,8 milliards d’euros entre 2014 et 2023, avec un taux de croissance annuel de huit pour cent sur la période 2018-2023. Les injections de toxique botulique (botox) figurent en tête des procédures non-invasives les plus pratiquées (près de cinquante pour cent), devant les injections d’acide hyaluronique (trente pour cent), l’épilation laser, la réduction de graisse via des dispositifs de remodelage du corps et le photo-rajeunissement.
Le boom récent de la médecine esthétique est liée à la fois aux confinements et aux réseaux sociaux. D’une part, avec les réunions par écran interposé, certains ont une vision biaisée et généralement peu flatteuse de leur visage. « Les gens se sont mis à scruter leurs imperfections et à vouloir changer leur apparence », résume Pierre Camara. Un phénomène décrit sous le nom de Zoom-face envy. Sans compter que le télétravail permet de récupérer d’une opération sans avoir à prendre de congé ou se justifier auprès de ses collègues. D’un autre côté, les réseaux sociaux ont banalisé le recours à la médecine et à la chirurgie esthétiques. Influenceuses, stars de la télé-réalité se font même les porte-parole de telle ou telle technique voire de telle destination. Ainsi, Laura Lempicka, ex-candidate de Secret Story et son compagnon Nikola ; Julien, Manon, Kevin, Paga, Carla des émissions Les Marseillais ont tous signé un partenariat avec MedEspoir, leader du tourisme médical en Tunisie, et vantent leurs opérations sur Instagram. Les médecins n’hésitent plus à faire publicité de leur pratique sur le réseau de partage d’images à coup de photos avant-après démontrant leur savoir-faire. Pierre Camara y compris.
« À force de voir des gens sublimes sur les réseaux, certains jeunes développent une forme d’envie », remarque le médecin. Il constate qu’une partie de ses patientes (huit à neuf sur dix sont des femmes) lui présente des photos prises sur Instagram pour expliquer ce qu’elles recherchent. L’étude de l’IMCAS révèle que les 18-34 ans font désormais plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans. Lèvres pulpeuses, cernes gommées, pompettes saillantes… Youtubeurs et instagrameuses, jeunes femmes et jeunes hommes en vue sur les réseaux sociaux, affichent des visages lisses et sans aspérités. Une idée de la perfection qui n’a rien de naturelle. Les filtres qui magnifient les photos y sont pour quelque chose, mais la médecine et la chirurgie esthétiques achèvent le travail. « Quand on a vingt ou 25 ans, qu’on s’intéresse à la mode ou à la beauté et qu’on suit les réseaux sociaux, on pense forcément à avoir recours des traitements esthétiques », annonce Héloïse. Elle a 24 ans et sa première injection d’acide hyaluronique remonte à quatre années. « Avec mon ami Jean, on était tout le temps sur les réseaux sociaux. On croyait que ces opérations étaient chères, difficiles et réservées aux stars. En se renseignant, on a vu que ce n’était pas le cas et on s’est lancés », se souvient-elle. « On a trouvé un médecin en ville. Son site internet et son cabinet nous ont inspiré confiance », ajoute Jean, même âge. Elle s’est fait gonfler les lèvres, il a estompé ses cernes. Plus tard, il y est retourné pour avoir une injection de botox sous les aisselles, ce qui empêche la transpiration, « le meilleur investissement de ma vie ». Elle retourne tous les ans pour modeler ses lèvres. « Je n’ai pas de complexe, mais je me vois différemment, plus forte, plus sûre de moi ». En revanche, Laura était complexée par sa bouche : « une lèvre trop mince, une trop grosse, pas droite… J’avais une bouche de babouin », rembobine la femme de 29 ans qui travaille dans la finance. Ses craintes l’ont faite hésiter, « j’avais peur d’avoir mal, peur que cela se voit trop, peur du côté chirurgical », mais les conseils d’une amie l’ont rassurée. « Anna avait déjà pratiqué ce traitement, elle m’a accompagnée. » Laura a choisi une faible dose d’acide hyaluronique (0,5 ml, certaines prennent le double) et est satisfaite du résultat. « L’aspect est naturel, ça ne se remarque pas vraiment. J’y retourne tous les huit mois quand ça s’estompe ». Elle a parlé au médecin d’un remplissage du sillon naso-génien (les rides se formant entre les ailes du nez et le coin des lèvres), mais il a refusé, estimant qu’elle était trop jeune. Son amie Soline ne l’entend pas de la même façon. Elle a suivi la mode, a reçu une injection de 0,7 ml dans les lèvres et a eu des bleus et des taches pendant plusieurs jours. « J’en ai pleuré, c’était horrible. Si ma famille m’avait vue », s’exclame l’infirmière de 25 ans. « Même si après une semaine, les problèmes étaient réglés, je ne le referai pas. J’ai mieux à faire avec cet argent. »
Le docteur Camara insiste sur le rôle préventif de ses interventions : « En commençant des injections de botox à trente ans, on a moins de rides qui apparaissent à quarante ». Il se veut ainsi force de conseil auprès de ses clientes qui « viennent parfois avec des demandes exagérées ou pas du tout nécessaires : Savoir dire non fait partie du métier. » Il aimerait développer une clientèle masculine, « les hommes ont autant de complexes et de besoins, mais ils n’osent pas encore franchir le pas ». Il se cite lui-même en exemple en racontant s’être injecté du botox sur le front et avoir sculpté ses lèvres. Il estime que le recours à la médecine esthétique n’est plus un tabou. « Bientôt, ce sera aussi courant que d’aller chez le coiffeur », prédit-il. La tendance est d’ailleurs aux interventions discrètes qui « boostent le moral et donnent bonne mine ». C’est ce qu’est venue chercher Audrey, une Française de 46 ans qui après « une séparation douloureuse » a voulu « retrouver confiance » en elle. « Je ne voulais plus être prise en photo, je ne voulais plus sortir tant je voyais mes traits tirés, comme Droopy», relate-t-elle en référence au personnage de dessin animé de Tex Avery qui a les yeux tombants et les bajoues molles. Pierre Camara saura être à son écoute : « Quelles sont les trois choses que vous aimeriez changer ? » est toujours sa première question. Audrey a apprécié les conseils, les explications, la pédagogie et s’est lancée dans plusieurs interventions : cernes, joues, lèvres ont été remodelées, « comme défroissées ». Il lui en aura coûté autour de 3 000 euros calcule-t-elle : « c’est un cadeau que je me suis faite à moi-même et que j’aurais dû me faire bien plus tôt. ».
D’où vient cette soif insatiable d’améliorer et de corriger notre image ? La sociologue Anne Gotman, directrice émérite du CNRS et autrice de L’Identité au scalpel. La chirurgie esthétique et l’individu moderne ouvre des pistes de réflexion. Selon elle, c’est moins la beauté en tant que telle qui est recherchée que la conformité aux exigences du milieu et de la mode. « La chirurgie esthétique est l’équivalent d’un diplôme supplémentaire, un atout maître dans la compétition sociale. » Elle suggère aussi que le recours à la médecine et la chirurgie esthétiques sont le symptôme du « phénomène massif d’insatisfaction de soi qui touche les pays riches. Un marché qui prolifère sur les décalages entretenus entre les représentations médiatisées et idéalisées des corps et la réalité qui échoie au commun des mortels ». Dans L’Adieu au corps, David Le Breton professeur à l’université de Strasbourg, poursuit l’idée qu’il est plus facile de se façonner un corps qu’une identité. Les traitements esthétiques guérissent les maux de surface sans chercher les causes de complexes et de détestation de soi. Il souligne aussi que le corps est devenu un objet marchand « La marchandisation du corps multiplie les produits, les cosmétiques, les salons de beauté, les offres diététiques et passe par la banalisation du tatouage, du piercing, du culturisme et les propositions de chirurgie esthétique ».
Le succès et la banalisation de la médecine esthétique ne va pas sans dérives. Cet intérêt accru pour les interventions esthétiques attire des « injecteurs sauvages », comme les nomme Pierre Camara, qui travaillent en toute illégalité « dans des instituts de beauté, mais parfois dans des chambres d’hôtel ou des camions ». Cela représente un réel risque pour les patients, qui peuvent se retrouver avec des déformations du visage, une peau rétractée, des œdèmes, des nécroses, voire une paralysie faciale. « La pratique d’injections de botox ou d’acide hyaluronique relève de l’exercice médical. Toute personne qui réalise de tels actes sans être détenteur d’une autorisation d’exercer la médecine au Luxembourg commet un exercice illégal de la médecine, et s’expose à des sanctions pénales », répondait Etienne Schneider, alors ministre de la Santé à une question parlementaire en mai 2019. Un seul cas cependant avait dénoncé par la Direction de la santé aux autorités judiciaires au courant de l’année 2018. « Nous avons une obligation de mettre le patient au courant des complications possibles », martèle le médecin qui signale aussi l’usage de produits illégaux, non certifiés ou de machines qui sont des contrefaçons totalement inefficaces voire dangereuses.