Tenaille La restauration est prise en tenaille entre deux tendances. D’une part, elle connaît une effervescence rare : ouvertures de nouveaux établissements qui s’enchaînent, prestige médiatique des chefs et des métiers de bouche, nouvelles techniques et nouveaux produits plus faciles d’accès ou encore diversification des régimes alimentaires et pression environnementale obligeant à la créativité. D’autre part, la restauration souffre d’une crise sans précédent non seulement avec le manque patent de main d’œuvre, mais aussi avec l’inflation des coûts de l’énergie et des matières premières. Faillites, fermetures temporaires, réorganisation des horaires, concentration de groupes, réévaluation des conditions de travail se multiplient. C’est dans ce contexte particulier qu’ouvre ce week-end Expogast, la grande foire de l’alimentation qui se tient tous les quatre ans à Luxexpo. Pendant quatre jours, le public va se précipiter pour boire et manger, pour rencontrer des chefs et découvrir des produits.
Toute la durée d’Expogast, l’École d’hôtellerie et de tourisme du Luxembourg (EHTL) est en quelque sorte déplacée de Diekirch au Kirchberg : les 300 élèves et les 70 enseignants sont à pied d’œuvre. Les uns sont mobilisés pour faire la promotion de l’école sur le stand dédié, les autres pour travailler sur les espaces réservés à l’Horesca ou au ministère du Tourisme. Mais le gros des troupes va servir les menus et débarrasser les tables au Restaurant des Nations où sont servis, midi et soir, les créations des équipes en compétition à la Villeroy&Boch Culinary World Cup. Ce mardi, les élèves suivent leurs enseignements ordinaires en fonction de leur planning, mais l’excitation en vue de ces journées particulières se fait ressentir. « Une grosse pression », pour les uns, « l’occasion de voir des vrais clients », pour d’autres, « une belle opportunité pour se faire connaître », pour d’autres encore.
Dans les différentes cuisines de l’école, à 10 heures, c’est déjà l’effervescence. Les élèves s’affairent pour préparer les repas qui seront servis au déjeuner ce midi-là. Au menu : crème Dubarry (c’est-à-dire aux choux-fleur), carré d’agneau en croûte d’épices avec flageolets et pommes boulangère, dessert surprise en fonction du travail en pâtisserie. C’est la tradition de l’école : tout le monde y déjeune. Les uns préparent les repas, les autres assurent le service. Une façon de valoriser leur travail pour qu’ils le prennent avec sérieux. Ceux qui sont affectés au service mangeront au self avant les autres, comme il est d’usage dans les restaurants où le repas du personnel est généralement servi avant l’arrivée des clients. En plein préparatifs, on rencontre Ilizia et Marcia. Elles étudient la cuisine en concomitance, passant dix semaines à l’école et le reste de l’année en milieu professionnel. La première est arrivée du Cap Vert en 2012 avec ce « rêve d’enfant de devenir cuisinière ». Elle a déjà exercé comme « agent de restauration » dans une maison de retraite et a voulu aller plus loin, en suivant un apprentissage pour adultes. « Pour l’alternance, je travaille pour Eurest, dans les cuisines d’une grande entreprise. Je préfère les restaurants à la carte que la restauration collective, mais les horaires sont plus contraignants ». Aussi elle espère y décrocher un emploi à la fin de sa scolarité. L’autre, aime cuisiner les sauces et les viandes « dans la belle tradition française ». Cette Portugaise travaille à la brasserie Koeppchen à Wormeldange où elle aussi espère rester après sa formation. « Et après, j’ouvrirai ma brasserie ».
Uniforme Dans la grande salle du restaurant de l’école, ils sont une quinzaine d’élèves de première année de « DAP Restaurateur » (diplôme d’aptitude professionnelle). Ils portent tous un uniforme (ils disent « tenue scolaire ») : chemise blanche, pantalon noir, cravate bleue à petit pois blancs, un tablier marine floqué du nom de l’école qu’ils troqueront pour une veste au moment du service. Pour l’heure, leur professeur leur indique la liste des allergènes dans les plats qui seront servis au déjeuner. Il commence en français, répète en allemand, reformule en luxembourgeois, s’adaptant ainsi à une population scolaire dont la diversité reflète celle du Luxembourg. Lena, 17 ans, est la seule fille de cette classe. Elle vient de Saint-Vith, dans la région germanophone de Belgique, comme Romain, quinze ans, le plus jeune élève de l’établissement. « Il n’y a pas d’école hôtelière dans notre région. C’est une chance d’étudier ici, même si le français est difficile », estime-t-elle. Comme la moitié du groupe, elle loge dans un des internats voisins, Sainte-Anne à Ettelbruck « où ils ne sont pas trop sévères ». Parmi les autres élèves, Fabio, vingt ans, vient de recevoir son diplôme de serrurier. « J’ai réussi cette formation, mais le métier ne m’attire pas. J’aimerais mieux ouvrir un restaurant et m’orienter vers la cuisine végétarienne », explique-t-il en se tordant les mains pour surmonter sa timidité. Au même âge, Bruno s’est essayé à un enseignement dans le commerce, puis dans le paramédical où « ça n’a pas marché ». À la faveur d’un job d’été dans un restaurant, il s’est dit que cette voie était peut-être la bonne. « Les profs réussissent à bien nous motiver. On a un rapport plus proche que dans d’autres écoles », apprécie-t-il.
Dans l’autre salle, des élèves de deuxième année de DAP Hôtellerie dressent les tables. Stella, 17 ans, s’est vue assigner le rôle de maître d’hôtel pour ce midi. Elle doit veiller au bon déroulement du service où Giulia et Kiata seront en charge de la salle. « Mon oncle a fréquenté cette école et travaillé dans un restaurant. Le travail de la salle me plait, même si c’est fatigant. » Comme les garçons, elle porte une veste et un pantalon noirs, mais sa chemise blanche est rehaussée non d’une cravate, mais d’un foulard bordeaux. Et, comme tous les élèves, elle a proscrit les baskets pour des chaussures de ville, noires et fermées. Pas de tatouages apparents ni de piercing, pas de vernis à ongles, les cheveux attachés… Des règles strictes, visiblement bien admises : « Ça me paraît normal d’être bien habillée et de respecter les codes. On nous demandera certainement la même chose dans la vie professionnelle ». Après sa troisième année, Stella aimerait partir à l’étranger « pour vivre d’autres expériences ».
Carafer Dans une salle de cours dans les étages du bâtiment, nous rencontrons d’autres élèves. Ils sont en première année « DAP Cuisinier ». Pour l’heure, c’est le cours de français. Jo et Radu prennent la parole chacun à leur tour. Ils doivent déterminer l’usage de l’imparfait ou du participe passé dans une série de phrases. Ils ne se trompent pas, même s’ils hésitent un peu quand il s’agit de justifier leur choix par la théorie. Cette classe aussi est essentiellement masculine. Tous ne portent pas la tenue scolaire, « ce n’est obligatoire que quand on travaille au service », détaille Angelus. À seize ans, il a terminé une cinquième année d’adaptation. « Je me serais bien vu critique gastronomique, mais je n’écris pas assez bien, alors la cuisine, c’est une bonne solution ». Il apprécie tout particulièrement les cours pratiques, en cuisine et en salle, redoute ceux d’anglais, mais s’imagine travailler à l’étranger. « Luxembourg, c’est bien pour démarrer et se faire une réputation, mais pour se développer, il faut aller ailleurs. » Dans la même classe, Bruno a quitté l’enseignement général, il voudrait travailler dans un restaurant ou un hôtel : « La cuisine fait partie de mon quotidien, j’ai toujours aimé cela ». Moisés, 18 ans apprécie le cadre de l’école : « on nous donne une bonne éducation, on nous apprend la politesse. C’est une bonne préparation à la vie active ». Il se projette : « Je vais travailler dans plusieurs restaurants, engranger de l’expérience pour ensuite devenir professeur de pâtisserie ou de cuisine. J’aime l’idée de distribuer mes connaissances aux autres ».
Juste avant midi, le groupe qui va assurer le service s’applique à l’ouverture d’une bouteille de vin qui nous sera proposée (les élèves ont été brieffés : « c’est une table de VIP »). Le professeur explique la différence entre carafer et décanter et une élève doit manier le sommelier (le nom professionnel du tire-bouchon). Elle doit s’y reprendre à plusieurs reprises, se fait aider, mais le résultat est là et un sourire illumine son visage. Progressivement, les tables du restaurant se remplissent d’élèves. Cela fait partie de leur cursus de manger ensemble, en suivant les codes d’un restaurant et notamment en se passant de leur téléphone. D’une voix un peu hésitante, Stella nous annonce la crème Dubarry et le déjeuner commence avec un bel enchaînement de plats.
Ambitions Les formations proposées à l’ETHL, complétées par celles du Lycée technique de Bonnevoie et par les offres de conversion ou de repêchage du Centre national de la formation professionnelle continue, se proposent surtout d’offrir des issues professionnelles aux élèves qualifiés de « moins performants » et de fournir ainsi de la main d’œuvre au secteur Horeca. Numériquement, cette stratégie a été couronnée de succès, avec un nombre constant voire croissant d’élèves sortant de l’école de Diekirch. Mais inversement, le prestige ou la noblesse des métiers qu’on appelle aujourd’hui « de l’hospitalité » en ont pris pour leur grade. « Il n’est pas aisé de changer l’optique d’une formation ‘par défaut’ que les jeunes entreprennent quand ils n’ont plus d’autres options, en une formation ‘par intérêt’ que les élèves choisissent, explique Michel Lanners, le directeur de l’établissement. Ce proche du CSV avoue que, lorsqu’il travaillait au ministère de l’Éducation nationale, il aurait bien fermé cette école dont il ne mesurait pas les contours. À sa tête depuis 2017, il a changé son fusil d’épaule et affiche une grande ambition tant pour lui que pour l’école et ses élèves. (Il dit souvent « je » quand il parle de l’établissement.) Ça a commencé par un changement de nom – le Lycée technique hôtelier Alexis Heck datait de 1979 – qui doit faire comprendre un élargissement de l’offre scolaire. Cela continue avec des efforts de visibilité (par exemple avec la participation au Pavillon de Dubaï, le service au gala Gault&Millau et à Expogast, la création d’un livre de recettes) et ça se termine avec une bonne dose de marketing et une série de produits labellisés au logo de l’EHTL (huile d’olive, poivre, vin, épices, couteaux).
Avec la volonté de répondre aux profils des élèves, de nouvelles filières ont été développées « à la fois vers le haut et vers le bas, avec plus ou avec moins d’exigences », détaille le directeur. Ainsi, un Certificat de capacité professionnelle (CCP) de cuisinier a été créé, avec une formation en alternance en entreprise. Youssef et son père sont des bénéficiaires de protection internationale (BPI) depuis un an. Arrivés d’Afghanistan, ils ont ensemble suivi une année de « mise à niveau » (cours de langue, de culture européenne et découverte du secteur horeca) et suivent désormais les cours de cuisine. « Ouvrir un restaurant ensemble ce serait un beau but de vie », explique l’homme en train d’apprendre la découpe d’un poulet. Une douzaine de BPI intègrent ainsi l’EHTL chaque année, et la plupart reste après leur première année. « C’est une bonne façon de s’intégrer au Luxembourg », ajoute-t-il. Mais ces nouveaux arrivants ne vont pas régler à eux seul le problème de la main d’œuvre. « Chaque apprenant disposant du statut de la protection nationale est un cas unique avec une biographie marquante qui demande très souvent un suivi spécifique », nuance ainsi le directeur. Autre réponse à la diversité des profils, un DAP Restaurateur international a vu le jour. Il est destiné à des élèves anglophones. Pour l’instant, ils ne sont qu’une demi-douzaine, la localisation à Diekirch ne facilitant pas la notoriété auprès de populations très centrées autour de la capitale.
À l’autre bout de la filière, un Diplôme de technicien en « Tourisme et communication », un diplôme de l’enseignement général et « Gestion de l’hospitalité » et un BTS en « Management hospitality », font la fierté du directeur. Il martèle la devise « Striving for excellence » et veut inculquer aux « apprenants » les qualités majeures de l’hospitalité : la gentillesse, l’attention, le discernement, la précision et le sens des responsabilités. « Les jeunes qui arrivent ont déjà un bagage. Ils savent plein de choses, mais manquent de rigueur et de manières. Même s’ils ne restent pas dans le secteur de l’horeca ou du tourisme, ce que nous leur apprenons leur sera indispensable dans la vie professionnelle ». Michel Lanners note d’ailleurs que d’autres secteurs (le commerce notamment) recrutent volontiers les élèves issus de l’EHTL.
Boucher les trous La question des besoins du marché n’est pas résolue pour autant. Aujourd’hui, l’Horesca estime que 3 000 emplois restent à pourvoir dans le secteur. On a déjà disserté sur les causes de désamours : les horaires, les salaires, le stress, la renommée. Des écueils que perçoivent déjà les élèves. « Le stress au moment du feu, c’est difficile. Il faut apprendre à gérer ça et avoir une bonne équipe ». Vincent, vingt ans, en dernière année de DAP Cuisinier met un fond de sauce sous-vide. Son nom est brodé sur sa veste de cuisiner et il porte la toque obligatoire. Il apprécie de participer régulièrement à des événements où il se frotte aux réalités du métier, comme il le fait pendant les stages. Dix semaines en entreprise sont imposées chaque année dans le curriculum. « On constate un bon nombre d’abandons la première semaine. C’est un rythme difficile et une pression trop grande pour beaucoup », constate le directeur. Pour André, 17 ans également en troisième année : « Ce sont des métiers où on travaille quand les autres s’amusent ». S’il apprécie la mise en pratique qu’il a pu découvrir pendant ses stages, il envisage de devenir professeur, « pour avoir des horaires normaux ». Il espère d’abord parfaire son expérience, pourquoi pas au Portugal. Vincent ne pense pas non plus rester au Luxembourg : « Je voudrais continuer à me former, en France ou en Suisse où les exigences sont plus hautes. Je sais que j’évoluerai mieux là-bas qu’ici. » L’ouverture internationale est d’ailleurs plébiscitée par l’école qui soutient les élèves à trouver des stages à l’étranger. « Ce n’est pas en restant au Luxembourg qu’ils vont comprendre le fonctionnement du monde. Il faut qu’il aillent voir ailleurs pour éventuellement revenir », encourage Michel Lanners.
Entre ceux qui partent à l’étranger, ceux qui vont travailler dans la restauration collective et ceux qui changent d’orientation, les élèves de l’EHTL ne vont pas forcément combler les cases vides dans les restaurants. Le directeur botte en touche : « Je n’ai pas la responsabilité de sauver le secteur. Je ne suis pas là pour remplir des postes vacants, mais pour donner des perspectives d’avenir à ces jeunes. » Aussi, il plaide pour plus de souplesse et de flexibilité dans la mise en place de formations spécifiques (barman, majordome, sommelier…), y compris dans la reconversion des adultes. Il fustige « les réformes curriculaires qui prennent trop longtemps » et veut accélérer le développement de l’école vers le centre et le sud du pays. Le restaurant d’application ouvert temporairement au Convict pourrait en être une tête de pont en ville. L’idée de la création d’un campus de l’EHTL au château de Sanem fait aussi son chemin, mais « cela prendra encore au moins cinq ans pendant lesquels on devrait trouver des solutions souples et adaptées. »