Il faut tenter l’expérience, ne fut-ce que pour voir la tête du serveur : avec votre plat du jour, commandez une carafe d’eau. Au mieux, il vous la servira en ronchonnant, au pire, il vous dira qu’on n’est pas à Paris ici, pour qui vous vous prenez ? Il est vrai qu’en France, la tradition est bien installée : environ quarante pour cent des consommateurs commandent une carafe d’eau avec leur repas alors que pas loin de cent sources d’eaux minérales se disputent le marché de l’Hexagone. En France, l’eau du robinet gratuite au restaurant est non seulement culturellement incontournable, mais une obligation légale. Un arrêté de 1967 indique que la carafe d’eau n’est pas expressément gratuite mais elle est « comprise dans le prix du repas » au même titre que le pain, la vaisselle, verrerie, serviette… C’est également le cas en Italie où l’addition se voit presque toujours majorée de quelques euros pour « pane e coppertti » (pain et couverts), qui comprend une carafe d’eau. L’Autriche propose de l’eau à prix coûtant, L’Australie à «prix raisonnable», la Norvège ou les États-Unis gratuitement…
« Cela ne fait pas partie de la culture traditionnelle du Luxembourg », estime le secrétaire général de l’Horesca, François Koepp qui croit savoir que « peu de gens la demandent et peu de restaurant la refusent ». L’internationalisation du pays et des habitudes de consommation, la prise de conscience écologique, la baisse du pouvoir d’achat, sans même parler de la canicule, font évoluer cette supposée tradition. Fin août 2019, alors que le pays avait traversé un été particulièrement chaud (avec une pointe à 39°C), la pétition réclamant que les restaurants et les cafés luxembourgeois proposent des carafes d’eau du robinet avait récolté plus de 5 114 signatures. Le texte lancé par David Kieffer de l’asbl Refill Luxembourg ne demandait pas que l’eau soit distribuée gratuitement, mais qu’il soit obligatoire de la proposer. Il avait d’ailleurs précisé dans sa pétition que sa volonté était surtout liée à un aspect écologique. En effet, la charge environnementale de l’eau minérale en bouteille est jusqu’à mille fois supérieure à celle de l’eau du robinet, selon les chiffres du Ökobilanz Trinkwasser produits par les consultants suisses de ESU services. Même si les eaux minérales les plus consommées au Luxembourg y sont produites – les coûts de transports étant donc assez minces – toute la chaîne de fabrication – production et remplissage des bouteilles en verre et en plastique, stockage et déchets – sont particulièrement énergivores, polluants et coûteux. La même étude suisse précise que pour un euro, le consommateur peut se procurer 200 litres d’eau du robinet ou 1,5 litre d’eau minérale en bouteille.
Lors du débat qui a découlé de cette pétition à la Chambre des députés en novembre 2019, les élus s’étaient montrés réticents à l’idée de légiférer et s’étaient prononcés en faveur d’une double campagne de sensibilisation, en collaboration avec l’Horesca et l’Association luxembourgeoise des services d’eau. La première partie, à destination du grand public, devait renforcer la confiance des consommateurs quant à la qualité de l’eau du robinet. L’eau potable du robinet est contrôlée davantage que d’autres produits alimentaires, soulignaient les autorités en marge d’une étude réalisée par TNS Ilres en août 2020 en préalable à cette campagne. L’eau du robinet y est clairement plébiscitée puisque 82 pour cent des résidents déclaraient en consommer, dont plus de la moitié tous les jours. Un chiffre en hausse spectaculaire puisqu’en 2006, soixante pour cent n’en buvaient jamais.
L’autre volet de la sensibilisation devait être lancé au printemps 2021 en direction des restaurateurs et cafetiers. Dans un premier temps, les acteurs du terrain devaient recevoir un set de carafes gratuites pour promouvoir le projet. Les futures carafes devaient être équipées d’un QR code pour informer le consommateur sur la qualité et la provenance de l’eau potable. Mais au printemps 2021, les restaurants remontaient difficilement la pente des mois de fermetures et restrictions liées au covid, il n’était pas question de leurs demander de nouvelles actions. Dans sa réponse à une question parlementaire de la députée déi Lénk Myriam Cecchetti, le ministre des Classes moyennes et du Tourisme, Lex Delles (DP) botte en touche et annonce le report de cette campagne de sensibilisation. « En mars 2022, les travaux pour la campagne ont été réactivés : l’agence de communication a été recontactée en vue de la réalisation d’une identité visuelle, d’une charte de qualité et de l’obtention de plusieurs devis pour la production de bouteilles personnalisées. En ce qui concerne la date du lancement du projet, il faut savoir que le délai de fabrication de bouteilles s’est nettement allongé par rapport à la période pré-Covid. Dès lors, le projet ne sera opérationnel qu’au printemps 2023. » Il restera donc très peu voire trop peu de temps à l’actuel gouvernement pour tirer les conclusions de ces actions avant les élections d’octobre 2023. « Le covid ne peut pas être l’excuse de tout. Il est clair que le ministre ne veut pas d’une loi sur le sujet », dénonce un observateur tout en admettant que rien n’est prévu dans l’accord de coalition à ce sujet.
Cependant, les députés sont en train d’examiner la transposition de la directive européenne sur l’eau potable, approuvée par le Parlement européen en décembre 2020. L’article 16 y stipule que des mesures doivent être prises pour « encourager la fourniture de cette eau, à titre gratuit ou moyennant des frais de service peu élevés, aux clients de restaurants, de cantines et de services de restauration ». «Le Parlement européen voulait aller plus loin et se montrer plus contraignant, mais l’obligation n’a pas été retenue», souligne Christophe Hansen (CSV), qui était rapporteur de la directive. Pas d’obligation donc, pas de gratuité non plus, mais des amendements pourraient être proposés pour que la loi aille plus loin qu’un simple « encouragement », croit savoir le député européen.
Dès le débat parlementaire, François Koepp, le directeur de l’Horesca (Fédération nationale des hôteliers restaurateurs et cafetiers) s’était montré défavorable à l’introduction de la carafe d’eau dans les restaurants du pays, évoquant le coût supplémentaire que cela engendrerait. « Servir de l’eau, même du robinet, a un coût : l’achat de la carafe, le prix de l’eau, le serveur qui vous apporte l’eau et le plongeur qui nettoie les carafes, le coût pour refroidir voire gazéifier l’eau... », martèle-t-il encore aujourd’hui vis-à-vis du Land. Même payante, la carafe d’eau diminuerait le chiffre d’affaires des restaurateurs. Selon le niveau des établissements, l’eau minérale représente entre cinq et quinze pour cent du chiffre d’affaires. « C’est surtout criant le midi où le prix du plat du jour est particulièrement serré et la marge uniquement réalisée sur les boissons », analyse-t-il, craignant une augmentation des prix des plats « qui ne fera du bien à personne ». Il considère qu’il y a d’autres domaines où les questions environnementales doivent être posées, à commencer par l’énergie. « Proposer ou pas des carafes ne représentera qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais va mettre bon nombre de restaurateurs dans l’embarras. »
Un petit tour d’horizon sur les menus des restaurants du centre-ville montre une disparité dans le prix de vente des eaux. Le demi-litre d’eau minérale locale (Rosport ou Lodyss) est facturé entre 3,5 et cinq euros (les adresses gastronomiques vont jusqu’à sept euros). Selon les informations recueillies par le Land, le prix d’achat varie aussi suivant les volumes et les négociations menées avec les minéraliers et les dépositaires, mais le coût tourne autour de cinquante centime hors taxes, toujours pour un demi litre. Le coefficient multiplicateur est donc de plus de huit, ce qui laisse une marge confortable après déduction des charges. « Heureusement au vu des matières premières alimentaires où la marge devient de plus en plus serrée », note un restaurateur. « Tu enlèves l’eau, tu fermes ton resto », résume un autre qui calcule que les eaux minérales représentent quinze pour cent de sa marge.
De leur côté, les minéraliers, ont du mal à avaler l’arrivée de la carafe d’eau sur les tables de leurs clients. « En deux ans d’existence, on a vendu 35 millions de verres d’eau, dont la moitié dans le secteur Horeca », calcule Isabelle Lentz chez Munhowen qui a mis ses Lodyss sur le marché au printemps 2020. Chez Rosport, Max Weber estime la part des restaurants et café à quarante pour cent et sent une tension sur le marché : « 2019 a été une année record en Europe pour le marché de l’eau minérale. Mais depuis la pandémie, les gens télétravaillent plus, ils vont moins au restaurant, et consomme une plus grande variété de boissons ». L’eau minérale doit batailler pour conserver sa place sur les tables des restaurants au vu des alternatives qui séduisent les consommateurs. Aussi, on assiste à une « premiumisation » des eaux destinées aux restaurants, notamment avec un travail de design sur les bouteilles et un argumentaire sur la provenance locale.
Pour critiquer la carafe d’eau, les patrons des deux marques luxembourgeoises énumèrent les mêmes arguments : « certes, l’eau du robinet est propre et garantie, mais qu’advient-il si la carafe est mal nettoyée ou si l’eau y stagne trop longtemps », interroge Isabelle Lentz. « Vers qui se tourner en cas de problème, qui est responsable », emboîte Max Weber. Tout le carrousel de mobilier et d’objets aux couleurs des marques – parasols, plateaux, sets de table, décapsuleurs et surtout verres – mis à disposition des établissements pourrait aussi être affecté : « Je ne verrai pas d’un très bon œil que l’eau du robinet soit servie dans un verre avec notre logo, nous pourrions être plus regardants », lance-t-il. Il souligne aussi le risque financier encouru par les dépositaires qui livrent les bouteilles aux restaurants et cafés, gèrent les stocks, reprennent les consignes… « Baisser la consommation d’eau minérale au restaurant les privera aussi de revenus et aura des conséquences sur l’emploi. »