Lundi soir, Sharon Zoldan recevait une trentaine de personnes dans ses bureaux de la rue de l’Eau. La conseillère en art (ou art advisor, lire d’Land 07.10.2022), ouvrait ainsi le bal des événements qui allaient émailler la Luxembourg Art Week. Face à ce parterre choisi, l’Américaine, qui ne cache pas son ambition de développer une clientèle au Luxembourg, a présenté son travail. Des œuvres de sa collection sont accrochées aux murs : des tableaux pop acidulés de John Wesley, un presque monochrome blanc d’Ettore Spalletti, un dessin de Klimt, un autre de Giacometti… que du beau monde. Sharon Zoldan a aussi plus généralement parlé de la double tendance inflationniste du marché de l’art : il y a de plus en plus d’œuvres et elles sont de plus en plus chères. Il y avait là des avocats, des gestionnaires de fortune, des architectes, ainsi que l’un ou l’autre professionnel de l’art (galeriste, commissaire d’exposition). Beaucoup sont venus en couple, la plupart d’entre eux se connaissent. Ils sont entre quarante et soixante ans, certains plus sans doute. À la question (toute rhétorique) de savoir qui dans l’assemblée a déjà acheté une œuvre d’art, presque toutes les mains se sont levées. Les invités sont des collectionneurs qui s’apprêtent à vivre une semaine intense où ils vont non seulement parcourir la foire d’art contemporain installée au Glacis, à la recherche de pièces pour augmenter leur collection, mais participer à des visites d’expositions, à des rencontres avec d’autres collectionneurs et avec des artistes, à des dîners et des réceptions. Un marathon assez mondain que le commun des mortels a du mal à s’imaginer. Le programme destiné aux VIP est assez discret pour protéger l’entre soi, mais fuite suffisamment pour attirer les prétendants.
Mercredi soir, un des sponsors de la foire, Arnold Kontz Group, invitait 200 de ses clients au milieu des stands pas tout à fait montés. « Une occasion unique de faire vivre les coulisses de la foire auxquelles on n’a généralement pas accès », expliquait Benji Kontz au Land. À quoi bon sponsoriser un événement si ce n’est pas pour avoir un privilège ? Suivent divers moments selon une hiérarchie bien établie qui correspond à ce qui se pratique sur toutes les foires internationales et qui fait dire à un observateur « qu’il y a plus VIP que les VIP ». Jeudi soir, réunis au Glacis, les invités des sponsors, des organisateurs et des galeries parcourent les allées de la foire en avant-première. Les 500 invités les plus chouchoutés, la crème de la crème qui risque de dépenser le plus d’argent, franchissent les portes dès 17h. Les autres, un bon millier d’invitations envoyées, attendront 19h. Les « un peu moins VIP » se contenteront du vernissage, ce vendredi soir, sur invitation quand même. 2 500 cartons ont été envoyés. Finalement, quelque 600 invités triés sur le volet mangeront samedi soir, à table, au milieu des allées de la foire pour le traditionnel « dîner des collectionneurs », un must, un sésame pour ceux qui « en sont ». Le grand public pourra quant à lui profiter de la foire, moyennant un ticket à quinze euros, de vendredi à dimanche.
Ce rythme et cette gradation reflète d’abord une question de distinction et de prérogative – les grands collectionneurs passent avant les plus petits. Elle révèle aussi l’accès à un marché de plus en plus concurrentiel et compétitif. Il faut être le premier à voir des œuvres pour être le premier à les acheter. « Je n’ai jamais vu autant de dépenses, aussi vite. La demande est toujours très forte et les moyens ne semblent pas faiblir », constatait Sharon Zoldan à propos de Frieze London et de Paris +, deux foires internationales de premier plan qui se sont déroulées à la suite l’une de l’autre mi-octobre. La presse française s’est faite l’écho de la flamboyante réussite de la foire parisienne, émanation de la très puissante Art Basel qui se décline de Miami à Hong Kong, où toutes les galeries ont bien vendu. « Dès 16 heures, David Zwirner (New York, Londres, Paris, Hong Kong) annonçait un chiffre d’affaires de onze millions de dollars », recense The Good Life. L’article cite aussi Loïc Bénétière, de la galerie Ceysson-Bénétière, installée entre autres au Luxembourg « C’était fou. Je n’avais même plus le temps de répondre au téléphone, j’ai vendu deux fois le stand ». Avec une telle pression et un tel dynamisme, « les galeries ont le pouvoir de choisir à qui elles vendent », note la conseillère en art.
Le marché de l’art ne connaît pas la crise. Le rapport annuel que publient Art Basel et UBS, A Survey of Global Collecting in 2022, note ainsi qu’après une baisse causée par la pandémie en 2020, « le commerce international d’art a connu une forte reprise en 2021 et 2022. Si la croissance se poursuit, il pourrait atteindre des niveaux record sur les principaux marchés de l’art. » Réalisée auprès de 2 700 collectionneurs sur onze marchés clés, l’étude ajoute : « Sur tous les marchés, les dépenses médianes des collectionneurs HNW (high-net-worth) au cours des six premiers mois de 2022, établies à 180 000 dollars, étaient supérieures à celles de l’année entière en 2021 (à 164 000 dollars), les deux dépassant les moyennes de l’année pré-pandémique 2019 (à 100 000 dollars). » Outre le fait qu’ils achètent davantage, les collectionneurs ont également consenti à des prix plus élevés : la part des œuvres achetées à plus d’un million de dollars ayant doublé, passant de 12 pour cent en 2021 à 23 pour cent en 2022. Autre motif de réjouissance pour les galeries et les organisateurs de foires, « 74 pour cent des collectionneurs interrogés achètent dans une foire d’art en 2022 (contre 54 pour cent en 2021) ». Certes, ces chiffres concernent le marché mondial, dans lequel Luxembourg n’est qu’une goutte d’eau. Mais ces tendances s’observent chez nous également. « Le marché luxembourgeois est une sorte de miniature du marché international », estime Sharon Zoldan qui note la présence des nouveaux collectionneurs et pour qui la pandémie n’a pas freiné les ardeurs. « Les gens restent ou travaillent chez eux ont envie d’être entourés de belles choses ». Une réflexion que partage l’architecte Marc Gubbini, un des plus importants collectionneurs du Luxembourg : « Nous avons dépensé plus pour l’acquisition d’œuvres pendant le Covid, sans doute par frustration parce qu’on ne pouvait pas dépenser à grand-chose d’autre ».
Avec sa femme Diane, Marc Gubbini a commencé à acheter des œuvres d’art dès le milieu des années 1980, parallèlement à l’avènement de nouvelles galeries qui se développaient à Luxembourg comme celles de Jean Aulner, Lea Gredt et surtout Martine Schneider de laquelle le couple est proche. « Au début, on a plutôt acheté des œuvres sur papier, des éditions ou des œuvres de petit format, ce qui était plus abordable. Progressivement, avec plus de moyens, des pièces plus importantes sont entrées dans notre collection », détaille-t-il. Ce couple d’aficionados continue à enrichir sa collection en achetant auprès de galeries et lors de foires (à la Luxembourg Art Week, mais aussi à Bruxelles, Cologne, Anvers ou Dusseldorf). « La constitution de la collection est un équilibre entre la passion et la raison : on se fixe un budget, autour de vingt pour cent de nos revenus, mais on le dépasse quand on a un coup de cœur. » La valeur spéculative des œuvres lui importe peu, même si « savoir que les prix de ce qu’on a acheté ont triplé ou quintuplé est une reconnaissance de notre compréhension de l’art ». En 2010, une sélection de cette collection était exposée, anonymement, au Mudam dans le cadre de Just love me, Regards sur une collection privée. Se dessinait alors une collection aussi libre qu’éclectique, dont l’un des fils conducteurs est l’intuition de ceux qui ont choisi chaque pièce. Diane et Marc Gubbini n’ont jamais revendu de pièces de leur collection et n’ont donc tiré « ni bénéfice, ni perte » de leurs achats. « Certaines œuvres n’ont plus vraiment de valeur marchande, mais je les aime toujours autant que quand nous les avons achetées. Cela reste de belles œuvres. » Ils connaissent et évaluent cependant régulièrement leur patrimoine, ne fut-ce que pour les assurer. « Quand on réalise le prix de certaines pièces, on prend parfois peur. Ce qui nous pousse à une certaine discrétion. ». La discrétion est d’ailleurs, selon Marc Gubbini, l’apanage des collectionneurs européens qui, plus que les Américains ou les Asiatiques, investissent dans l’art pour vivre avec, pas pour spéculer. « C’est pour cela que je ne me verrais pas investir dans un fonds ou que je ne stockerais pas mes achats au Port franc : j’achète des œuvres pour les avoir autour de moi et pour les voir. » Figurant parmi la vingtaine de chefs d’entreprises qui constitue le « Patrons Club » de la Luxembourg Art Week, Marc Gubbini a émis une promesse d’achat sur la foire. « C’est important de soutenir les galeries et les artistes d’ici, notamment les plus jeunes. »
Dans la vie d’une galerie, la participation aux foires sont des événements importants, voire essentiels, assurant d’abord de la visibilité, des rencontres avec des acheteurs potentiels et des ventes. Aussi, Alex Reding, initiateur de la Art Week, a travaillé à une sélection de galeries qui correspond aux exigences d’une foire qui tente de trouver une place sur une carte et dans un agenda qui compte un petit millier d’événements similaires. Ainsi, dans la section principale, Main, on compte 36 galeries, réparties en trois tiers à peu près égaux : la « première ligue avec les pointures internationales comme Lelong ou Nathalie Obaldia », les galeries spécialisées en second marché (« le public luxembourgeois reste friand de l’École de Paris et de ce qui est passé à travers le tribunal de l’histoire »), et les galeries locales et régionales. Galeriste depuis plus de vingt ans, il analyse son public et sa clientèle. « Ce sont généralement des professions libérales qui collectionnent par passion plutôt que pour investir. Ils recherchent des pièces esthétiquement fortes, ce qui correspond plutôt à la tendance du marché. »
La galerie Reuter-Bausch n’a pas encore un an d’existence. C’est donc sa première participation à une foire, même si Julie Reuter a travaillé plusieurs années pour la galerie Nosbaum-Reding. Ces derniers jours ont été teintés de stress. Sélectionner et préparer les œuvres qu’elle va exposer (« représentatives de notre programme avec des artistes émergents luxembourgeois et étrangers »), préparer les dossiers de présentation (« il ne faut pas seulement fixer les prix, il faut documenter les artistes, surtout les plus jeunes qui ne sont pas connus »), penser au stock (« il faut avoir des œuvres pour remplacer celles qui seront vendues »). Elle sait que ces quelques jours de foire seront « intenses et épuisants », mais considère que sa présence est « incontournable ». Sur son stand, pour lequel elle bénéficie du tarif avantageux de la section Take-off (pour les jeunes galeries), la jeune galeriste présente des œuvres allant de 350 à 10 000 euros. Elle espère que les collectionneurs fidèles qui la suivent depuis ses débuts seront au rendez-vous et lui permettront de rentrer dans ses frais. « La clientèle de la galerie correspond à notre profil, à notre génération, à mon mari et moi. Ce sont des personnes en milieu de trentaine, qui commencent à avoir un peu de moyens et qui veulent se faire plaisir avec de l’art. Certains sont totalement novices, d’autres ont des parents qui collectionnent aussi. » Ces jeunes professionnels ne rechignent pas à dépenser autour de 2 000 ou 3 000 pour une œuvre, « voire ils hésitent s’ils trouvent que ce n’est pas assez cher ».
Des tarifs qui peuvent sembler ridicules aux yeux de galeries plus établies. Ainsi Maelle Ebelle, directrice de la galerie Ceysson-Bénétière au Windhof considère que la Luxembourg Art Week « est une foire à haut potentiel avec une clientèle intéressée et curieuse, surtout luxembourgeoise, mais où les voisins sont aussi présents. Les résultats sont également très satisfaisants avec des budgets d’acquisition allant de 10 000 euros à 250 000 euros. » Elle constate avec plaisir la professionnalisation de la foire luxembourgeoise « qui commence à être prise au sérieux, y compris à l’étranger ». La galerie investit d’ailleurs dans un grand stand (à 280 euros par mètre carré, l’emplacement coûte plus de 20 000 euros) « qu’il n’est pas difficile de rentabiliser » avec un mélange de pièces historiques, y compris de second marché, et d’œuvres récentes des poulains de la galerie. Même son de cloche de la part de Constantin Chariot, directeur de la Patinoire Royale à Bruxelles que la première participation en 2017 avait pourtant « horrifié ». « À l’époque, la disposition des stands entre les galeries établies et les projets associatifs n’était pas lisible. C’était comme faire jouer des joueurs de foot de divisions différentes dans le même match. Mais Alex Reding est déterminé et pugnace. Il a su écouter les conseils et professionnaliser la foire. » Aussi, le Bruxellois se réjouit de revenir à Luxembourg « une foire agréable et très rentable pour les marchands ». Il apporte une sélection d’œuvres « plus esthétiques que conceptuelles » qui siéent à des collectionneurs « qui prennent peu de risques, mais qui sont là pour se faire plaisir en achetant des noms qu’ils connaissent ». Constantin Chariot remarque que les acheteurs ont besoin de se sentir en confiance et prennent parfois très longtemps à se décider. « Je pense que cette année sera un très bon cru, car le Covid a laissé beaucoup de liquidités qui ne demandent qu’à se solidifier dans l’art. » Ce n’est pas Gérard Valerius qui a vendu plusieurs œuvres avant même l’ouverture de la foire (dont une belle toile de Jean-Marie Biwer à 28 000 euros), qui va le contredire.