On pourrait imaginer à l’infini les possibilités créatrices qu’offre un lieu qui serait le meilleur et qui, pour cette même raison, n’existerait pas réellement. Ce que le philosophe Thomas More (1478-1535) nomma le premier « utopie ». Une notion, ou plutôt une réserve spéculative qui constitue le point de départ de la réflexion menée dans la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz, quinze années après Tomorrow Now – when Design meets Science fiction au Mudam. L’œuvre inaugurant Les Portes du possible. Art & science-fiction, résume bien le parti pris de la commissaire Alexandra Müller. Il s’agit de L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1985), une installation à échelle 1 que l’on doit à l’Ukrainien Ilya Kabakov. On y découvre, reconstituée, la chambre abandonnée d’un appartement collectif, les murs ornés d’affiches à la gloire du régime communiste, et surtout le plafond arraché d’où un homme est parvenu à se catapulter dans le ciel... L’installation s’accompagne de témoignages écrits de voisins venant corroborer cette disparition soudaine. À l’image de ce voisinage intrusif, le public est appelé à devenir à son tour voyeur et à jeter un coup d’œil curieux à la scène, qui oscille entre scène de crime et théâtre de l’absurde. En ex-Union Soviétique, la science-fiction fut un genre littéraire florissant, comptant des personnalités importantes comme Stanislas Lem (Solaris) ou les frères Arcadi et Boris Strougatski. Dans un monde sclérosé, suffoquant, entièrement dirigé par l’État, la sci-fi’ a apporté une bouffée d’air frais. Au prétexte d’entrevoir le monde de demain, elle offre un détour inventif dont se saisissent les auteurs pour établir une critique en règle du système en place. En somme, le sujet de la science-fiction serait moins un avenir hypothétique que le présent lui-même.
Résolument critique est donc le propos de cette vaste exposition étendue à deux galeries entières ainsi qu’à une large période, des années 1960 à aujourd’hui. Avec sa scénographie spectaculaire, qui investit la Grande Nef pour y disposer en hauteur des pièces monumentales, et ses cimaises aux bords craquelés ou arrachés dévoilant les pièces réunies pour l’occasion, c’est l’esprit même de Kabakov qui semble avoir contaminé le parcours de l’exposition. Dans ce premier chapitre dénommé Le meilleur des mondes, nous marchons dans les pas d’auteurs consacrés – Aldous Huxley, Alain Damasio, ou encore Benoît Peeters et François Schuiten (l’expo emprunte son titre à l’album Les Portes du possible) – pour rappeler combien les luttes politiques sont aussi des conflits d’imaginaires. Cette idée se matérialise tout particulièrement à travers l’architecture, les constructions étant supposées nous survivre. Ainsi des Douze villes idéales que le collectif d’architectes italiens Superstudio présente comme autant de « prémonitions de parousie urbanistique ». Assorti de descriptions et de dessins pour chaque exemplaire urbain, ce projet démontre par l’absurde les contradictions et les aspects aliénants, voire totalitaires, qui ressortent de visions dogmatiques et rationalistes. L’humain y est toujours absent, toujours nié. Dans une approche similaire, non loin du complexe Slave City envisagé par l’atelier Van Lieshout, Laurent Grasso mêle, dans Soleil Double (2014), space opera, mythologie fasciste et fiction, exploitant le potentiel imaginaire de sources à la fois documentaires et historiques. Tourné à Rome, dans le quartier de l’EUR érigé sous Mussolini pour l’exposition universelle de 1942, le film travaille à confondre les registres en y ajoutant des allusions à la planète Tatooine de Stars Wars (1977), rendant ainsi proche l’anecdote historique et fictionnelle. De l’autre côté de la cimaise, une commande du Centre Pompidou-Metz passée à Nicolas Daubanes, qui s’empare d’une carte postale en couleur d’un village alsacien pour donner lieu à un univers contre-utopique. En se rapprochant du dessin mural effectué pour l’occasion, on remarque la texture contrastée du paysage, dont les contours ont été obtenus à partir d’une poudre d’acier aimantée. Le travail du négatif s’exerce aux dépens du support premier, rappelant le cauchemar à venir – celui du camp de concentration qui donne à l’œuvre son nom (Struthof, 2022).
La suite de l’exposition est cependant plus légère. À commencer par cette immense statue d’homme ventru signée John Isaacs, tel un sumo occidental, qui inaugure avec humour la suite du parcours dédié au Neuromancien, axé sur le remodelage de nos vies par les technosciences. Le cyberespace, ce terme inventé en 1980 par William Gibson, a fini par s’imposer à notre époque, mais dans un contre-sens parfait, celui-ci ayant été façonné dans le contexte de la contre-culture cyberpunk, loin des multinationales qui en ont tiré profit. Les colonnes de sel érigées par Julian Charrière donnent corps à ce paradoxe : des blocs de cet « or blanc » venu de Bolivie servant à l’exploitation du lithium forment d’improbables totems (Future Fossil Spaces, 2017). Vient ensuite une série d’œuvres délirant sur les cyborg et autres figures hybrides permettant de concevoir des identités librement choisies, ainsi que l’imagine Lee Bull à partir d’un buste humain s’effaçant au profit d’un aspect technoïde (Vanish, 2002) ou encore du superbe Astronaut Jesus (2013) planant de Tavares Strachan. L’ultime partie du parcours fait la part belle à la réécriture de l’Histoire et des mythologies, à l’image des afrofuturistes qui se sont réapproprié des récits jusque-là trop occidentalo-centrés. Avec 180 pièces issues des principaux médias (vidéos, tableaux, dessins, sculptures, installations, etc.), l’exposition multiplie les propositions. Sa thématique a le mérite de nettement rajeunir le public de l’institution messine. Même en l’absence d’extraits de la série Black Mirror. Un exploit, autrement dit.