Esch partage avec Kaunas, ville lituanienne, et la ville serbe de Novi Sad, le titre de capitale européenne de la culture, et c’est donc tout normalement que la Konschthal Esch a invité un artiste du pays balte, d’autant plus que Deimantas Narkevičius n’est pas un inconnu au Luxembourg, après son passage en 1998, pour Manifesta 2. Dans son œuvre Europa 54°54’ – 24°19’, il était alors allé voir le centre du continent, il paraît être en Lituanie, alliant pour lui-même l’espace et le temps, dès lors qu’il se rendait compte avoir passé autant de son propre temps à l’Est et à l’Ouest. Chose devenue possible pour quelqu’un qui est né en 1964, a donc assez vite connu l’ère postcommuniste et l’indépendance du pays. Anachronisms, dit l’exposition eschoise, ça n’empêche pas d’être de plain-pied dans l’actualité, avec le sujet essentiel de Narkevičius, la construction (et partant sa déconstruction) de la narration historique.
Le visiteur qui s’engage dans cette belle leçon d’histoire, il faut l’avertir d’emblée. À prendre les choses au sérieux, il en aura pour un peu plus de deux heures, une dizaine de vidéos, de films, trois installations. Et il trouvera la Konschthal transformée astucieusement, sur deux étages, par le bureau d’architecture 2001, avec leur disposition de modules de projection originaux. Autant de minuscules salles de cinéma, et c’est l’artiste qui dicte le rythme, il faut savoir gré à Narkevicius qu’il ne dépasse guère le quart d’heure par pièce. Et le parcours ne lasse pas, tellement les images sont contrastées, comme autant de cartes postales qui en plus d’un salut lointain forcent à une réflexion tout actuelle, plus que jamais dans les temps que nous vivons.
Une plongée, dirait-on, le mot sied avec la vue stéréoscopique, dans un monde bien oublié déjà, aboli avec la révolution industrielle ; non moins, dans la scène underground de Vilnius prise dans l’élan d’un opéra rock. Pour Deimantas Narkevičius, et sans doute ses premiers destinataires, lituaniens, c’est autrement grave, quasiment vital : une réappropriation, un face-à-face avec des années, une période où il y est allé de l’existence même de la nation. Et le regard de passer également au-delà des frontières, comme pour le monument de Karl Marx à Chemnitz ; notre artiste aurait voulu déplacer la tête géante à Münster pour la durée de l’exposition skulpturprojekte 07. Cela n’a pas été permis, il en résulta un film documentaire.
La méthode de Deimantas Narkevičius consiste à s’appuyer sur des données qui existent, à les interroger, à remettre ainsi en question ce qui a été transmis, à éclairer passé et présent. Ce n’est pas nécessairement spectaculaire, c’est efficace. À partir des bases de lancement de fusées nucléaires soviétiques qui existaient en Lituanie (aujourd’hui, la Pologne en demande aux Américains), on voit quel film poignant on aurait pu faire. Rien de tel pour The Dud Effect : l’artiste montre une base d’opération, nous glisse dans de véritables catacombes, et ce qu’il en est des vestiges de ce territoire aujourd’hui.
« Je ne le ferai pas », a déclaré le futurologue Stanislaw Lem dans un de ses derniers entretiens. Il y était question de l’intelligence artificielle, de la tentation de remplacer jusqu’aux sentiments inhérents à l’être humain. Après Tarkovky (retour fréquent à l’histoire du cinéma), Narkevičius revisite la planète Solaris, et ce n’est pas la seule fois où son travail s’impose à nous également à la manière d’un avertissement.
D’aucuns se rappelleront leur visite à la Konschthal avec au rez-de-chaussée, au fond, la sculpture décapitée des Feipel & Bechameil ; ils y auront reconnu facilement le personnage de Lénine. Voici le révolutionnaire de retour à Esch, dans un film de Narkevičius, Once in the XX Century, basé sur des archives de la télévision et des séquences d’un reporter indépendant. Deux perspectives, et un retournement de l’artiste : les images du déboulonnage de la statue de Lénine à Vilnius sont montées de façon à dire le contraire, son élévation et sa célébration par la foule. Joli pied-de-nez de l’artiste contre le geste du bras droit de Lénine qu’on connaît.