Retour dans les années 1980, 90. Ce qui caractérise la scène artistique luxembourgeoise à ce moment-là, c’est le dos tourné, après de longues décennies, à l’abstraction, à la belle peinture et son impression à produire à notre regard. Changement de génération, qui s’est fait également dans le choix des écoles d’art, des académies. Et au bout, dans une sorte de mouvement de bascule, il y a l’expression, voire l’expressivité qui l’emportent. Avec un net regain de la figuration, ce qui ne veut pas dire de quelque banale représentation.
D’aucuns de nos artistes sont alors allés puiser dans les légendes, les mythes, avec la plupart du temps une atmosphère s’avérant plutôt dramatique. D’autres, au contraire, ont joué des couleurs, de leur luminosité, quel que fût leur sujet. Il faut remonter de la sorte dans le temps pour situer Gast Michels, pour donner la place toute particulière, toute personnelle à l’artiste dans une période de bouillonnement, de recherche aussi. Et sans trop simplifier on dira que Gast Michels a été à l’époque l’artiste le plus fortement ancré dans la réalité luxembourgeoise, paysages, images urbaines, histoire donc tout aussi bien, employons cette expression, elle lui collait aux semelles (la terre du Mullerthal pour commencer) et aux pinceaux.
Les deux expositions au Ratskeller du Cercle Cité, et au Musée national d’histoire et d’art, portent comme titre : Movement in colour, form and symbols. Il ne faut pas le lire comme l’enlèvement de Gast Michels dans des espaces éthérés, il dit vrai parallèlement à la définition de Maurice Denis, réduisant la peinture à une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. Ajoutons-y les lignes, les formes, de tels objets, de tels bâtiments encore, de tels monuments, de la Gëlle Fra à la Tour Eiffel, d’accord aussi pour les croix, roues, arcs, flèches, et j’en passe, signes, pourquoi pas, symboles susceptibles d’être après coup lourdement chargés de sens et de signification.
Mais Gast Michels, à défaut d’un monde qui soit toujours représenté dans la peinture, le veut présent, et nous interroge de la sorte sur les liens avec le réel, nos propres liens, ceux de la peinture non moins. Dans un bien lointain entretien pour la revue Clarté, en mai 1962, Pierre Buraglio interrogeait Pierre Soulages, peintre censé abstrait, sur ses liens avec le réel justement : « Des liens avec le réel ? Et comment ! J’espère bien que ma peinture est présente dans le monde et moi et vous qui la regardez !... Si le monde est présent dans ma peinture, c’est précisément à cause d’elle, et de vous et de moi, sous ce triple rapport. »
Ce rapport, vous l’établirez le mieux en commençant la visite des deux expositions (nourries essentiellement par le Gast Michels Estate créé dans un bel élan de piété filiale par les fils) par les papiers du Ratskeller, véritable laboratoire, ou pour rester dans le sujet, atelier de l’artiste et lieu donc de l’éclosion, de la mise en place d’un monde. Présent, c’est notre désignation favorite, jusque dans les dessous de verre en carton. On voit alors comment fonctionne l’artiste, comment la réalité s’épure, pour qu’il ne reste que des lignes, des formes, de couleurs, en un mot de la peinture ; comment ce réalisme est enlevé, oh combien, pris dans un ordre qui traduit certes une main de bâtisseur, en même temps qu’il cède le plus volontiers au mouvement. Cela s’engrène et ça repart, un ordre en train de se faire et de se défaire sans cesse.
C’est dans cette opération que la couleur, franche, intense, joue son rôle. Gast Michels la dissocie si souvent avec les objets et les formes, façon de procéder qu’on connaît et apprécie chez Fernand Léger, pour les deux la couleur est une nécessité vitale ; ils la font vivre en toute liberté, dans tout son éclat. Il est de la sorte ces deux composantes qui animent les tableaux, les plus grands, les plus aboutis, que vous trouverez au MNHA, avec une tapisserie notamment où l’œil ne sait en fin de compte où se poser, tellement l’univers de Gast Michels est en continuelle et incessante expansion.