Les salariés du secteur privé pourront bientôt dénoncer ce qu’ils considèrent « de bonne foi » comme des faits de prise illégale d’intérêt, de corruption ou de trafic d’influence, sans crainte de subir en retour les représailles de leur employeur. Et si ça devait être le cas, des garanties leur seront octroyées, notamment celle d’une procédure accélérée et un aménagement de la charge de la preuve. La liste des atteintes à l’ordre public reste volontairement très limitée, de sorte que les rapports de force dans les entreprises ne devraient pas s’inverser. De plus, il n’y a pas d’obligation à dénoncer à l’instar de ce qui est prévu dans la fonction publique.
Les patrons luxembourgeois n’ont pas encore à craindre, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons, qu’un de leurs employés ne se « mette à table » pour révéler, par exemple, des écarts de gestion, des abus de droit ou même des atteintes à l’ordre public ou moral, en divulguant une liste de clients étrangers en délicatesse avec leur fisc. La dénonciation de ce type de faits relèvera toujours au mieux de l’infraction de diffamation ou de calomnie, au pire du vol domestique, abus de confiance, voire de la violation du secret professionnel, lorsqu’il s’agit de professionnels du secteur financier tenus à la discrétion la plus absolue sur la cuisine interne de leur établissement. Pour autant, le patronat est loin d’applaudir le projet de réforme du code du travail assurant une meilleure protection que dans le passé aux salariés « donneurs d’alerte », les whistleblowers dans le jargon anglo-saxon.
Les fonctionnaires et employés du secteur public ou para-public seront, eux, obligés de tirer la sonnette d’alarme sans délai, lorsque, dans l’exercice de leur fonction, ils auront connaissance de « faits susceptibles de constituer un crime ou un délit ». Couvrant les faits de criminalité économique de A à Z, la liste va donc bien au-delà des faits de corruption et la réforme met un point final à une controverse qui a longtemps alimenté la chronique juridique pour savoir si les fonctionnaires, tenus par des obligations de discrétion comme les agents du fisc par exemple, devaient systématiquement saisir la justice lorsqu’ils avaient connaissance de violations de la loi. Le statut de la fonction publique les y oblige en principe, mais plusieurs affaires de fraude fiscale dans les années 1990 ont montré les limites de cette disposition. Les réticences des agents de l’administration des contributions et de l’enregistrement à signaler des soupçons de blanchiment d’argent au Parquet de Luxembourg, d’ailleurs levées depuis la loi anti-blanchiment de 2004, avaient également suscité la polémique. Les représentants de la fonction publique n’auront plus à tergiverser : ils seront désormais tenus de sortir le sifflet, nonobstant le secret professionnel qui les lie.
Il y aurait actuellement sur le métier, selon les estimations prudentes de Transparency International Luxembourg, une dizaine de plaintes pénales de fonctionnaires ayant dénoncé des faits de corruption. Le compteur des plaintes de whistleblowers dans le secteur privé devrait être proche de zéro, toujours selon l’organisation. Privés, ou presque quoi qu’en disent les milieux patronaux, de droits et de protection contre les licenciements, les salariés du privé n’ont aucune raison, sinon à vouloir jouer les kamikazes dans leur entreprise, de pointer l’index sur ses manquements à la loi, ni même ses défaillances dans la gouvernance. Ceux qui osent le faire agissent après avoir donné leur lettre de démission ou, le plus souvent, après leur renvoi, ce qui ne plaide pas d’ailleurs pour la crédibilité de leurs informations ni l’intégrité de leurs intentions, les patrons les accusant volontiers de vouloir se venger après un limogeage. Les plaintes sont rares et devraient le rester dans le secteur privé. Lorsqu’on a quelque chose sur le cœur et qu’on est plutôt « grande gueule », on s’adresse d’abord à son supérieur hiérarchique avant d’ameuter la justice, les médias ou des organisations de lutte contre la criminalité économique.
En 2004, un rapport de l’OCDE dans le cadre de l’évaluation du dispositif anti-corruption mis en place au Luxembourg, indiquait que « la probabilité qu’un salarié d’une entreprise témoin de malversations, décide de les révéler aux autorités publiques semble fort réduite ». En cause, la taille réduite du pays où tout se sait plus vite qu’ailleurs, l’absence de protection des whistlelblowers dans le droit du travail et l’impuissance des syndicats à pouvoir utilement les défendre, ces derniers n’ayant pas la personnalité juridique pour agir devant les tribunaux à la place de l’employé.
Devant offrir une « alternative sûre au silence », la réforme s’inspire des recommandations de l’OCDE et du Groupe d’États contre la corruption (émanant du Conseil de l’Europe), dont le Luxembourg est membre. Les syndicats ont réservé un accueil enthousiaste au projet de loi qui fut déposé en février à la Chambre des députés et devrait être adopté avant la fin de l’année, selon son rapporteur, le CSV Gilles Roth. Le texte n’a pas la même priorité qu’avaient par exemple les réformes de la loi anti-blanchiment et de l’entraide judiciaire, adoptées cette semaine, dans les délais qui pourraient éviter au Luxembourg d’être placé par le Gafi sur une liste grise des juridictions non coopératives.
Si des clarifications des obligations de dénonciation étaient nécessaires pour les fonctionnaires, les avancées proposées pour renforcer les droits des salariés « donneurs d’alerte » vont au-delà de ce qui était nécessaire, jugent les patrons qui craignent un galvaudage du dispositif débouchant « sur un nouveau régime spécial de protection contre le licenciement, potentiellement applicable à tous les salariés d’une entreprise ». Dans un avis commun, les représentants de la Chambre de commerce et de la Chambre des métiers estiment d’ailleurs que le gouvernement en fait trop par rapport aux standards internationaux. Il est vrai que le principe « la directive, rien que la directive », qui a longtemps servi de guide spirituel à toutes les grandes réformes en matière de criminalité économique, a volé en éclats cette semaine avec la réforme de l’arsenal anti-blanchiment.
Tom Wirion, directeur adjoint de la Chambre des métiers, considère que le texte actuel ouvre la porte à des abus et pourrait « nuire gravement aux entreprises », en accordant une protection au salarié qui a dénoncé de « bonne foi » des faits qui pourraient toutefois par la suite se trouver non avèrés. Le critère de la bonne foi est « très très léger », dit-il. Craignant que les entreprises ne soient prises en otage par des employés indélicats qui auraient beau jeu de se placer sous le régime des whistleblowers, les représentants patronaux réclament au gouvernement un meilleur cadrage juridique du « critère moral » de la « bonne foi » et une limitation dans le temps du régime de protection des employés. « Le droit à la protection du donneur d’alerte ne peut pas être quasi absolu, mais être défini à la lumière des intérêts légitimes de l’entreprise qui a besoin d’un cadre juridique clair et précis, limitant autant que possible toute insécurité juridique », souligne l’avis des chambres patronales.
Compte tenu de l’état d’avancement des travaux parlementaires (le Conseil d’État a déjà rendu un premier avis) et de la tendance hyper-régulatrice qui anime depuis l’été dernier le ministère de la Justice, désormais déconnecté du ministère des Finances, le lobby des milieux d’affaires risque de faire choux blancs sur ce dossier. Il y a deux semaines, dans une interview au Wort, François Biltgen, le ministre CSV de la Justice, admettait en substance que le retard accumulé par le Luxembourg en matière de lutte anti-criminalité venait en partie de l’oreille trop complaisante que le gouvernement avait prêtée aux lobbies. Le ministre s’est bien gardé de montrer les banquiers du doigt, lesquels se sont faits d’une discrétion absolue sur la réforme anti-blanchiment, du moins publiquement. On peut voir dans les déclarations de François Biltgen une critique à peine voilée de l’action et des arbitrages unilatéraux en faveur des intérêts de la place financière de son prédécesseur CSV à la Justice, Luc Frieden, lequel cumulait aussi le portefeuille des Finances.
Pour autant, François Biltgen ne rompt pas radicalement avec le passé et la tradition de pragmatisme du Luxembourg. Il en a d’ailleurs fait la démonstration cette semaine en demandant à la commission juridique un nouvel aménagement de la réforme sur la corruption qui devrait donner toute sa puissance de feu à la nouvelle antenne luxembourgeoise de l’organisation Transparency Interna-tional (TI), un réseau mondial dédié, entre autres, à la lutte contre la corruption. Du coup, la portée de la loi devrait être « amortie » : Il est sans doute moins préjudiciable pour l’image de marque de la Place en cas de révélation d’une affaire criminelle, de passer par le filtre de Transparency International plutôt que de prendre le risque d’un procès public ou de son étalage dans la presse. Rien n’exclut toutefois une issue devant les tribunaux, avec les aléas du droit et des garde-fous juridiques punissant sévèrement les violations du secret professionnel. « Si on dénonce au Parquet, on risque le problème de la dénonciation calomnieuse », résume Yann Baden, président de l’Association pour la promotion de la transparence, l’antenne de Transparency International pour le Luxembourg.
Le code du travail protégera désormais contre les représailles les salariés signalant ou témoignant des faits de corruption ou de prise illégale d’intérêts à un supérieur hiérarchique, aux autorités compétentes ou à « une association agréée ». L’amendement TI va donc permettre la dénonciation des faits de corruption à une asbl, à l’instar de ce qui existe déjà dans d’autres domaines pour certaines infractions comme la maltraitance, les violences conjugales ou le racisme. Le projet de loi ne définit pas le rôle exact qu’aura à jouer TI : l’organisation sera-t-elle une simple interface de médiation entre les salariés et l’entreprise, avant une plainte en justice ou sera-t-elle appelée à jouer un rôle identique à des organisations comme Public Concern at Work1 en Grande Bretagne, qui assure la protection des victimes de whistleblowing et fait le suivi des plaintes des donneurs d’alerte ?
Yann Baden espère bien que son asbl (qui devrait être reconnue d’utilité publique d’ici la fin du mois ou début novembre) servira de relais à la fois pour les salariés du secteur privé, ce que l’amendement adopté ce mercredi prévoit, que pour les fonctionnaires, vu l’absence dans la fonction publique d’une structure interne recueillant les cas de violations de crimes et délits. Comme souvent, on fait voter des lois sans trop se préoccuper de l’intendance. Les derniers arbitrages de la Commission juridique prévoient uniquement une intervention pour les salariés. TI Luxembourg pourrait également être un relais d’organisations internationales pour l’évaluation de la mise en œuvre de la législation sur la corruption.
Les comportements culturels des employés au Luxembourg, où la discrétion est sans doute davantage valorisée dans les entreprises que par exemple la performance commerciale, ne devraient pas révolutionner les rapports de force dans les bureaux ou les usines, tout au plus assurer une meilleure protection et de plus confortables indemnités aux gens courageux qui auront osé révéler les abus dont ils ont été les témoins ou les victimes.