Jusqu’où doit-on ou peut-on adapter les institutions juridiques aux réalités du terrain ? Le ministre de la Justice a dû s’y résoudre et a déposé un projet de loi pour réformer la Cour de cassation. Sinon, le Luxembourg risque de se faire épingler une nouvelle fois par la Cour européenne des droits de l’homme, qui, à force d’être saisie par des affaires similaires, n’a plus qu’à activer les touches copy/paste pour rendre ses arrêts. La dernière de ce genre date du mois de novembre 2009. Le requérant avait saisi la Cour de cassation après avoir été débouté de son recours contre le refus de lui accorder une allocation d’invalidité. En février 2007, le pourvoi en cassation fut rejeté, les juges avaient estimé que le moyen introduit par l’avocat ne précisait pas en quoi les dispositions légales auraient été violées ou mal appliquées. C’est un peu comme si l’énoncé du problème n’avait pas été assez clairement formulé lors de la saisie de la Cour de cassation.
Cette juridiction n’est pas une troisième instance qui s’occupe du fonds d’une affaire. Elle doit juste contrôler si la loi a été respectée. C’est la raison pour laquelle les règles d’accès et les formalités en sont spécifiques et plus d’un avocat s’est vu claquer la porte au nez pour avoir fourni des formulations incomplètes et ne pas avoir respecté la forme. En France par exemple, des avocats spécialisés s’occupent de ces dossiers, alors qu’au Luxembourg, chaque avocat à la Cour peut introduire un recours à la Cour de cassation, quitte à ne pas connaître le sésame qui permettra l’accès à cette juridiction. Ici d’ailleurs, aucun avocat ne pourrait vivre de ces quelques affaires s’il choisissait de se limiter à ces dossiers en exclusivité.
La Cour de Strasbourg a donc répété ce qu’elle avait déjà formulé plusieurs fois à l’encontre du Luxembourg : « La précision exigée par la Cour de cassation dans la formulation du moyen de cassation n’était pas indispensable pour qu’elle puisse exercer son contrôle. Pareille exigence affaiblit à un degré considérable la protection des droits des justiciables. » Et de conclure que le Luxembourg avait une approche « par trop formaliste » qui viole le droit à un procès équitable, inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Pourtant, le législateur avait déjà lancé une première tentative pour y remédier – en 1989, lorsqu’il vota la loi « tendant à l’humanisation de la procédure de cassation » et essaya de démolir quelques obstacles pour éviter des rejets à répétition pour vice de forme. Il semble donc que le législateur n’ait pas été assez loin, car plus de vingt ans plus tard, le ministre de la Justice François Biltgen (CSV) doit remettre le couvert pour « humaniser » davantage la législation existante. Il a donc déposé un projet de loi sur les pourvois et la procédure en cassation, même s’il n’a pas l’air d’être vraiment persuadé de l’effet bénéfique de ces changements, tant que tous les avocats pourront signer des pourvois en cassation. La situation au Luxembourg étant ce qu’elle est, il a choisi d’assouplir les prescriptions formelles et de déterminer trois critères de précision, plutôt que de forcer les avocats à se spécialiser en la matière. « Il me semble important de rappeler qu’il est évident qu’il s’agit ici d’une réforme a minima qui a pour but d’éviter des condamnations à répétition du Luxembourg par la CEDH, écrit le ministre dans l’exposé des motifs, mais qui ne donne pas de réponse définitive à la problématique beaucoup plus profonde que la Cour de Strasbourg a soulevée. » Ce qui signifie que la protection des droits des justiciables dépend des compétences de leurs avocats, car toujours selon l’exposé des motifs, « la Cour et le Parquet général se voient de plus en plus confrontés à des moyens rédigés de manière impropre que le Parquet essaie alors de clarifier afin d’analyser le bien-fondé des critiques formulées par le demandeur ».
Les avocats apprécieront le compliment. En octobre 2008, l’Alap, l’Association luxembourgeoise des avocats pénalistes, avait d’ailleurs demandé la réforme de la Cour de cassation qui devait aller beaucoup plus loin que ce que préconise le ministre. D’abord, comme les magistrats de la Cour d’appel siègent actuellement aussi à la Cour de cassation, celle-ci devrait, selon les avocats « uniquement être composée de magistrats totalement indépendants de tous les autres ordres de juridictions, et notamment de la Cour d’appel, dont elle a essentiellement à contrôler, voire censurer les arrêts. » Cependant, il s’agit là du même phénomène qu’en matière d’avocats spécialisés : des magistrats qui s’occuperaient exclusivement des recours en cassation risqueraient de se tourner les pouces la plupart du temps.
Ensuite, l’Alap souhaite une délocalisation, une distance physique par rapport à la Cité judiciaire pour compléter l’indépendance et la crédibilité de cette juridiction. Et finalement, les avocats pénalistes voudraient une Cour de cassation « pour l’ensemble des juridictions, ordinaires et administratives, ainsi que la publication de toutes les décisions aux fins d’une meilleure transparence de la Justice ». Or, il n’y a rien de tout cela dans le projet de loi Biltgen. Toutefois, du moment que la loi assouplira le formalisme excessif de la procédure de cassation, rien n’empêche les avocats de mieux se former en cette matière pour éviter au maximum de rédiger leurs moyens « de manière impropre » ou bien de passer la main à des collègues qui ont une certaine expérience dans ce domaine.