Trois jours auront suffi pour écouler le stock des 5 000 exemplaires du livre de Gaston Vogel1– fait exceptionnel pour le Luxembourg – une deuxième édition a maintenant été imprimée. Mais il est difficile de savoir pourquoi : est-ce le sujet qui attire les foules, ou son auteur, davantage connu pour ses déclarations tonitruantes, souvent grossières, dans les médias audiovisuels que pour ses publications ?
Tout à son habitude, l’avocat n’épargne aucun des trois pouvoirs. D’abord, la séparation des pouvoirs n’existe pas pour lui. « L’un propose ce que l’autre entérinera, » écrit-il sur les pouvoirs exécutif et législatif. Et même s’ils peuvent être sanctionnés par les électeurs, « c’est presque toujours la loi de l’éternel retour ». De tous les ministres (dont la plupart des cerveaux sont habités par « un ennui gris et mou »), c’est Luc Frieden (CSV) qui force le mépris – « notre Torquemadillo »2, comme il l’appelle. D’abord parce qu’il a joint, lors du gouvernement précédent, les ministères de la Justice et la Police où « toutes les circonstances sont ainsi réunies pour faire du ministère de la Justice un ministère de peur – le ministère de la dérive sécuritaire ». Il ne lui pardonnera pas d’avoir voulu introduire le témoignage anonyme dans la législation luxembourgeoise, « un formidable mépris du droit » signifiant le retour au Moyen Âge. Au ministère, les « éternels apparatchiks qui, ayant trop tôt quitté le Barreau, continuent à mal alimenter un législateur pas trop curieux du détail et qui se laisse faire sans beaucoup penser ». Ses membres, les députés, siègent à la « Chambre des gaffeurs » et n’hésitent pas à voter des lois anti-constitutionnelles – depuis sa création en 1997, la Cour constitutionnelle a déclaré une trentaine de lois contraires à la Constitution. Mais l’avocat se réjouit que les conseillers d’État au moins, « leur donnent tant de démangeaisons qu’ils caressent l’idée de les mettre au rancart ».
Et puis il y a le troisième pouvoir, la justice, le terrain de chasse de Gaston Vogel, des trois le seul vrai pouvoir, selon lui. Ses membres ne sont pas élus – « heureusement, écrit-il, car qu’est-ce que cela donnerait sinon au niveau des influences, prises d’intérêt et corruptibilité ». Pureté tant morale qu’intellectuelle sont des conditions essentielles auxquelles s’attend le citoyen et « il faut surtout éviter que ce monde fermé aux pouvoirs redoutables présente des failles où pourront se nicher des intrus, des importuns, des indésirables. » On l’aura deviné : il s’agit des couples mixtes de magistrats et d’avocats – sa marotte depuis des années – entachés de suspicions de partialité et « qui donnent à la justice un air de plus en plus hideux ».
Les juges ne sont pas « légitimés » par une élection, ce qui est une bonne chose en soi. Ce qui l’est moins, aux yeux de Gaston Vogel, c’est qu’ils ne sont pas responsables de leurs actes, lorsqu’ils ont rendu une fausse décision, « c’est le contribuable qui paie les indemnités accordées aux victimes d’une justice arbitraire. » Ils sont irresponsables et inamovibles et n’ont de comptes à rendre à personne : pas de surveillance, pas de sanctions. « Dès qu’on envisage un organisme de contrôle, la tempête se lève sur le Kanounenhiwwel », écrit-il, faisant référence à l’idée de créer un Conseil supérieur de la justice.
Gaston Vogel, justicier solitaire tentant de protéger le citoyen « constamment menacé par l’arrogance et l’insouciance du pouvoir, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne ». Or, ce qu’il écrit n’est pas révolutionnaire. D’autres le dénoncent aussi, dans un style différent peut-être. Mais il ne suffit pas de gesticuler et d’éclabousser, on aimerait aussi connaître son antidote, même s’il n’existe pas de remède absolu à la médiocrité. Il faudrait au moins tracer des pistes. Au Luxembourg, les Lumières ont eu leur apparition dans la décennie 1970, lorsque le ministre Robert Krieps tenta de dépoussiérer le droit, de l’humaniser. Ces temps sont révolus.
Quel sera l’effet de cette publication ? Gaston Vogel dit savoir que les magistrats qui le liront auront « l’hermine toute hérissée ». Et s’il n’avait provoqué qu’un léger sourcillement, ou même un sourire moqueur ?