Le tribunal administratif vient d’être saisi d’une affaire qui risque d’éclabousser sérieusement l’image de la justice. Certains arrêts, dont les délais de recours ne sont pas encore écoulés, pourraient même facilement faire l’objet d’une annulation en cassation pour vice de forme. Car plusieurs Chambres de la Cour sont assistées par des greffiers qui ne remplissent pas les conditions nécessaires pour en être les titulaires. « La signature qu’ils apposent à la fin d’un arrêt rend celui-ci nul, » estime l’avocat Fernand Entringer. « Il y a une pluralité de personnes occupant le greffe qui n’ont aucune qualification légale pour ce faire », précise l’avocat dans son recours, organigrammes à l’appui.
Or, bien plus qu’un simple scribe, le greffier fait partie intégrante de la composition de la juridiction. « Quoique n’étant pas magistrat, il est un membre nécessaire de la juridiction qui ne peut siéger valablement sans lui, sous peine d’être irrégulièrement composée et de rendre des décisions entachées d’une nullité qui, touchant à l’organisation judiciaire, est d’ordre public ».1
La loi sur l’organisation judiciaire précise que les greffiers doivent tous être des fonctionnaires2, alors qu’à la Cour supérieure de justice, plusieurs employés de la carrière C et D occupent ces postes. Ensuite, les greffiers de la Cour doivent – en plus de poursuivre la carrière moyenne du rédacteur, nécessaire au métier de greffier auprès des juridictions de première instance – avoir obtenu le grade douze de l’inspecteur principal3 pour pouvoir exercer leur métier. Sans doute pour des raisons d’expérience. Or, les greffiers qui répondent à l’appel sont une minorité à la Cour supérieure de justice – l’un d’eux relève même de la carrière d’expéditionnaire.Boucher des trous comme les congés sans solde, des mi-temps à durée déterminée, des congés de maternité ou congés parentaux par des employés de l’État ou des fonctionnaires d’autres grades n’a sans doute rien d’exceptionnel au sein des administrations publiques, soumises par ailleurs à une stricte nomenclature. D’ailleurs, la qualité de leur travail n’est ici pas mise en cause. Cette manière de combler les lacunes provisoirement est même prévue par la loi – à titre exceptionnel.
Mais dans le cas de la Cour, l’excuse ne tient pas la route. Car à l’origine de cette affaire se trouve justement une personne ayant toutes les qualifications nécessaires, mais à qui sa hiérarchie refuse d’accorder une tâche en tant que titulaire d’une Chambre à part entière. Ayant quitté son poste pour un congé sans solde il y a quelques années, elle fut réintégrée dès son retour à mi-temps dans le service des greffiers, en attendant sa reprise à plein temps, quelques mois plus tard. Cependant, la tâche de guichetier qui lui fut alors impartie ne correspondait ni à son grade, ni à ses attentes. Après plusieurs interventions auprès de ses supérieurs hiérarchiques, elle n’obtint toujours pas le poste de titulaire de Chambre. Car cela aurait signifié le départ forcé de la personne qui occupait un des postes convoités, du style pousse-toi de là que je m’y mette. Atmosphère, atmosphère… Réactions et insultes ne se firent pas attendre. Bref, on préféra donc la faire patienter jusqu’au départ volontaire d’un collègue non qualifié.
Avec pour résultat l’intervention de plusieurs avocats, dont Fernand Entringer qui, après avoir envoyé une missive aux responsables hiérarchiques et au ministre de la Justice, introduisit un recours auprès du tribunal administratif. D’ailleurs, les services du ministre lui répondirent qu’il ne désiraient pas s’immiscer dans les affaires de la justice – comme s’il était question d’un problème de séparation des pouvoirs, plutôt que de l’organisation d’une des administrations dont le ministre doit assumer la responsabilité politique, en fin de compte. Or, l’avocat avait clairement annoncé la couleur dans sa lettre : « Il est en effet impensable qu’une juridiction programme délibérément des illégalités. (…) Il y va aussi de la sécurité des justiciables et du respect dû à la décision judiciaire telle quelle. » À l’automne, un des représentants du ministère devra vraisemblablement défendre cette attitude – qualifiée d’« insouciance, pour ne pas employer une terminologie plus appropriée » par Me Entringer – devant les juges du tribunal administratif. Il maintiendra sans doute que la requérante s’est vue attribuer officiellement une Chambre à la Cour d’appel. En pratique, elle n’a été qu’affectée au greffe de cette Chambre, ce qui signifie en fait une demie tâche – à côté des autres charges qu’elle doit assumer dans l’intervalle. « Les décisions entreprises ne donnent aucune assurance à la requérante, écrit l’avocat dans sa requête, dans la mesure où elles lui laissent miroiter une simple perspective de régularisation de la situation qui n’a rien d’évident, ni d’assuré, au lieu d’insister sur son droit et de l’aider à voir celui-ci consacré en bonne et due forme dans l’intérêt de la JUSTICE ». Un autre argument avancé par le ministère pourrait être que la nomenclature des carrières de l’État ne prévoit plus la fonction de greffier à la Cour, mais uniquement la carrière de l’inspecteur principal. Que la requérante ne pouvait s’opposer à une affectation autre que celle de greffier titulaire, si celle-ci correspondait à son rang d’inspecteur principal. Quoi qu’il en soit, il devra rendre sa réponse dans les trois mois qui suivent – jusqu’à la mi-octobre, en tenant compte des vacances judiciaires.
Une autre singularité apparaît dans ce dossier : la manière de répartir des postes au sein de l’administration judiciaire se faisait longtemps par le bouche-à-oreille, l’information circulait entre initiés, dans un cercle restreint, ce qui provoquait naturellement des rancunes dans les rangs des oubliés. Les reliquats s’en font toujours sentir, même après le redressement de la situation. En juillet 2008, le Procureur général d’État écrivit dans une circulaire qu’ « afin de mettre fin à toutes sortes de rumeurs et malentendus sur les appels de candidatures concernant les vacances de postes », les places vacantes devaient systématiquement faire l’objet d’un appel de candidature. Donc cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi sur le statut général de la fonction publique, selon laquelle « toute vacance de poste doit obligatoirement être portée à la connaissance des intéressés par la voie appropriée », l’administration de la justice consentait finalement à s’y conformer aussi.
Les juges du tribunal administratif devront donc apprécier si la loi prévoit une restitution de poste comme l’exige la requérante. Il est tout aussi possible que les parties parviennent à un accord avant que le tribunal ait statué sur le fond. À ce moment-là, la requérante n’aura plus d’intérêt à agir, elle pourra se désister et l’incident sera clos. La question de principe soulevée incidemment demeurera ouverte. Si jamais les juges lui donnent raison, ils devront expliquer leurs motifs. Forcément, ils auront alors à apprécier aussi le fait que la formation de certaines juridictions d’appel ne remplit pas les critères imposés par la loi. Ce qui signifierait un sérieux camouflet pour la justice, qui doit juger des manquements à la loi des autres sans trop se soucier du fait qu’elle-même n’est peut-être pas en mesure de s’y conformer.
Mais de toute façon, certains avocats avertis seront maintenant tentés d’introduire un recours en nullité auprès de la Cour de cassation, après qu’ils aient été déboutés par une Chambre de la Cour d’appel dont le greffier ne répond pas aux qualifications nécessaires selon la loi. Pour autant que les délais de recours n’ont pas été dépassés. La question devra à ce moment-là forcément être prise sur le métier pour éviter une cascade de recours en Cassation.
1 Henry Solus et Roger Perrot, Droit judiciaire privé, tome 1er, numéro 1120, cités par le Procureur général d’État lors de l’élaboration de la loi du 7 mars 1980 sur l’organisation judiciaire.
2 « Les greffiers en chef et les greffiers sont choisis parmi les fonctionnaires de la carrière moyenne du rédacteur. » art 76 de la loi du 7 mars 1980
3 article 193 de la même loi