« En dix ans, la traite des êtres humains a pris les proportions d’une épidémie. Aucun pays n’est épargné. Les disparités économiques, les forts taux de chômage, l’érosion des sources de revenu traditionnelles et les inégalités entre les sexes sont quelques-unes des causes profondes de la traite. Les trafiquants peuvent, sans grand risque, engranger d’immenses profits en exploitant la vulnérabilité d’innombrables personnes à la recherche d’une vie meilleure. » Ces propos ont été tenus mercredi par Terry Davis, le secrétaire général du Conseil de l’Europe à Strasbourg, lors de la première réunion du Greta, du groupe d’experts chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains.
Le Luxembourg en a voté la transposition le 11 février dernier, tout comme il a adopté le protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Reste encore à traiter les volets de la prévention, de la protection et de l’assistance aux victimes. Les députés de la Commission de la famille, de l’égalité des chances et de la jeunesse sont actuellement sur la dernière ligne droite pour finaliser le texte émanant du ministre de l’Égalité des chances. La semaine dernière, ils ont examiné l’avis du Conseil d’État qui est surtout d’avis que « l’efficacité du combat contre ce phénomène dépend moins d’un développement tous azimuts de nouvelles procédures coulées dans des dispositions légales que d’une application résolue et rigoureuse des textes existants par les organes de répression et par les services d’assistance d’ores et déjà en place. »
Car effectivement, les structures d’aide n’ont pas attendu le vote de la nouvelle loi pour s’activer sur le terrain. Les organisations Caritas, Croix-Rouge, Femmes en détresse et la Fondation Maison de la porte ouverte sont prêtes à s’investir. Joëlle Schranck, chargée de direction de Femmes en détresse asbl, travaille elle aussi étroitement avec tous les intervenants. Car le phénomène n’est pas nouveau, même s’il a jusqu’ici essentiellement été traité sous l’angle de la violence et de la prostitution. Il reste un poste vacant à pourvoir pour s’occuper des victimes de la traite, rétablir des contacts avec la police et continuer la collaboration avec des organisations internationales. Or, depuis quelques mois, aucun cas de traite n’a été signalé par la police. Ce n’est sans doute pas parce que le phénomène a disparu. « Le problème est que nous n’avons plus de contact avec la police, regrette Joëlle Schranck, « elle a été invitée à plusieurs événements et formations sur le sujet, mais aucun agent n’y a vraiment participé. La position officielle est d’attendre le vote de la nouvelle loi sur la traite. » Alors que la loi sur la libre circulation des personnes – qui inclut elle aussi un chapitre sur la traite – a pris ses effets en automne dernier déjà.
Suite au départ de plusieurs agents et à un remaniement du personnel au sein de la Police judiciaire, la cellule en charge de la traite des êtres humains a été intégrée dans le groupe « crime organisé » de la PJ. Après cela, ce fut le silence radio. Charger le « crime organisé » de la traite n’est pas dénué de bon sens, car elle implique l’existence d’un réseau – souvent international – qui s’occupe de la gestion des activités illicites et de la récolte des fonds qu’elle génère. Celles-ci ne concernent pas uniquement l’exploitation sexuelle des personnes, mais encore le travail forcé (qui peut aussi toucher le mendiant ou la jeune fille au pair) ou le trafic d’organes. Mais le risque de dilution est réel du moment que les agents de la police judiciaire doivent s’occuper de tout ce qui touche au crime organisé. Surtout qu’il s’agit d’enquêtes difficiles qui impliquent une collaboration étroite avec les forces de police étrangères. Or, ces contacts se nouent souvent sur base de l’engagement personnel des agents et se perdent tout aussi facilement lorsque les personnes changent de service.Les cas de traite existent, mais faute de dénonciation ou de plainte de la part des victimes, les autorités hésitent à ouvrir une enquête. « Un agent qui se trouve en face d’une personne dont il soupçonne qu’elle est une victime de la traite doit avoir le réflexe de l’aiguiller vers un service d’aide, insiste Joëlle Schranck, même si elle n’a pas déposé plainte. Car en général, elles devraient se dénoncer elles-mêmes – c’est plus facile de tout démentir et de nier l’existence de proxénètes ou d’un réseau qui est souvent actif dans l’ombre et exerce la pression via des menaces qui pèsent sur la famille des victimes. »
C’est sur ce point-là que la machine est enrouée. « Si nous pouvons prendre en charge une personne victime de la traite, nous arriverons peut-être à la mettre en confiance et à la motiver pour qu’elle dénonce ses bourreaux, ajoute Joëlle Schranck. Mais pour cela, il faut pouvoir l’accueillir autre part qu’au bureau de police. C’est fondamental. » Fondamentale aussi l’assurance que les gens du secteur social sont tenus au secret professionnel, ce qui a été précisé dans le projet de loi. D’un autre côté, ils dépendent aussi bien des informations de la police, ne serait-ce que pour évaluer les risques liés à une intervention d’aide, que de leurs efforts pour informer les victimes de l’existence des organisations de soutien. Pour autant qu’elle arrive à dépister les cas de traite, même si la personne concernée continue à nier les faits, ajoute Joëlle Schranck. Et de proposer d’élaborer une charte de coopération avec la police. Pour pouvoir aussi connaître le suivi d’un dossier, pour savoir si la personne a finalement été rapatriée, si elle se retrouve en prison ou dans un programme de protection à l’étranger par exemple. Le Conseil d’État propose d’élaborer un programme d’action gouvernemental qui « aboutirait à la publication d’une circulaire à l’intention des acteurs publics et privés », comme il s’agit avant tout de donner « un cadre formel à des mesures qui sont d’ores et déjà appliquées ».
À côté du soutien psychologique et médical des services d’aide, les victimes auront droit à un hébergement convenable et sûr et une assistance matérielle et financière. Pendant la période de réflexion de trois mois, elles ne pourront être expulsées du territoire. Cependant, cette autorisation de séjour pour des « motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité » ne doit pas être tributaire du fait que la victime est disposée à collaborer avec la justice ou pas, notent les organisations Caritas, Femmes en détresse et Fondation maison de la porte ouverte dans une prise de position, dans laquelle elles regrettent la tournure des choses. « Les renvoyer contre leur gré dans leur pays, c’est souvent les renvoyer à la case départ, à l’origine de leur traite », notent- elles, « la victime identifiée doit avoir d’abord droit à une protection et une assistance parce qu’elle est victime d’un crime et non parce qu’elle peut aider la justice dans la poursuite des responsables de la traite. » Ensuite, il faudra élaborer un vrai programme de retour dans leur pays pour « éviter une nouvelle victimisation ».
Il va de soi que les personnes du terrain ont besoin de formations spécifiques pour pouvoir dépister les actes de traite. Or, ces cours ne devront pas uniquement s’adresser aux agents de la police et au personnel des organisations de soutien. Le personnel de l’inspection du travail et des mines (ITM), des services de la douane, des ambassades et des consulats, des professions juridiques et du domaine de la santé doivent aussi pouvoir s’informer des phénomènes liés à la traite. Le Conseil d’État est d’avis que ce n’est pas nécessaire de prévoir cette formation dans la loi, car « il s’agit là d’une application du principe qu’à tout niveau, l’État doit agir par un personnel qualifié au risque d’engager sa responsabilité. » Certes.
La Chambre du travail avait regretté dans son avis que les autorités se soient limitées à prévoir des programmes éducatifs scolaires pour rendre les jeunes attentifs « à la dignité et l’intégrité de chaque être humain ». Ces cours auraient pour objectif de décourager la demande de services issus de la traite. Cependant, un autre article du projet de loi prévoit très concrètement la complicité de tout client qui ferait appel aux services d’une victime de la traite. Il s’agit d’un nouveau délit consistant à « utiliser des services en vue de la prestation desquels l’infraction de la traite des êtres humains est commise, en sachant que la personne concernée est victime de la traite des êtres humains. » Or, le Conseil d’État s’oppose à l’insertion de cette nouvelle infraction dans ce projet de loi-ci. Selon lui, si le législateur avait voulu être cohérent, il aurait dû l’insérer dans la loi votée il y a deux semaines. Occasion ratée donc. Maintenant, si les députés persistaient à vouloir intégrer cette disposition dans la loi, ils devraient attendre un avis complémentaire du Conseil d’État, quitte à laisser filer l’occasion de faire voter la loi avant les élections. Avec le risque d’ajourner la loi à la saint-glinglin. Le scénario le plus probable semble être de se ranger sur les positions du Conseil d’État, quitte à affaiblir le projet de loi sur certains points.
Cependant, le Conseil d’État propose aussi de biffer la possibilité pour la victime de recourir à la procédure de la « référé-protection », qui permet l’intervention rapide de la justice pour protéger une victime de la traite au cas où une tentative d’intimidation était lancée contre elle. Mais tant le Conseil d’État que la Chambre de commerce sont d’avis qu’en matière de traite, où la justice a affaire à des lascars particulièrement « endurcis et dangereux », il faudrait laisser la compétence auprès du juge pénal. Et de toute manière, « il n’est d’ailleurs pas raisonnable d’ajouter une procédure particulière exorbitante de droit commun pour des situations qui ne risquent pas de se reproduire fréquemment. » Et de se référer au manque de popularité de la même procédure déjà prévue pour les cas de violence domestique. Or, selon les dernières données en la matière, le recours à la « référé-protection » serait devenu plus fréquent, maintenant que l’information aurait percé.
Les députés vont probablement terminer leurs conclusions pour avril et soumettre le projet de loi pour approbation à leurs collègues au parlement. À ce moment-là, le Luxembourg devra aussi rendre des comptes au Greta et lui soumettre des statistiques. Il sera alors difficile de justifier l’absence de cas de traite au grand-duché. Surtout lorsque les instruments nécessaires auront officiellement été mis en place.