Le rapport du groupement des magistrats est grinçant. Il exprime la méfiance par rapport à toute tentative de récupération politique du troisième pouvoir. Certes, les règles de recrutement, la gestion des carrières et de la discipline sont lacunaires, mais ce n’est pas une raison de vouloir s’attaquer aux fondements de la justice, jugent les magistrats. La création du Conseil de la justice cacherait les intentions du gouvernement d’étendre son influence politique à ce nouvel organe. « Présenté comme autorité indépendante, souligne le rapport, mais choisi de telle manière qu’il ne le soit pas et de lui donner les attributions et les pouvoirs les plus étendus afin de permettre au ministre de ‘placer ses pions’ et de contrôler, à tout moment, le cours de la justice, sous prétexte de ‘mettre de l’ordre dans cet appareil peu transparent’. » Pour éviter toute instrumentalisation dans ce sens, le groupement des magistrats insiste sur le fait que les dix membres du Conseil, élus par leurs pairs, soient tous issus de la magistrature. Les différents arrondissements, services, juridictions et degrés y seraient représentés.
Sa vision est diamétralement opposée aux propositions formulées par le médiateur Marc Fischbach qui préconise la parité entre magistrats et non-magistrats – deux avocats, un membre désigné par la Chambre des députés, un membre désigné par le gouvernement et un autre par le Conseil d’État. « Une perche tendue à ses amis politiques », s’indignent les membres du groupement, « le médiateur semble ne pas vouloir admettre que la justice puisse se soustraire à son emprise ».
Qu’en est-il de l’indépendance des magistrats dont on connaît les affinités politiques et leur affiliation à un parti ? « En général, on nous reproche de nous enfermer dans une tour d’ivoire et d’être détachés des réalités de la vie, maintenant ça ! C’est dur de répondre au profil du parfait petit magistrat », ironise le juge Jacques Kesseler.Associer les juges émérites partis en retraite, capables de faire bénéficier les jeunes générations de leur expérience tout en ayant une certaine distance par rapport aux affaires courantes ? « Surtout pas, lance le procureur d’État Jean Bour, les personnes qui ont quitté les services doivent rester à l’écart. Les exemples que nous connaissons de l’étranger sont loin d’être concluants. La magistrature permet de rester en fonction jusqu’à 68 ans, c’est largement suffisant pour s’impliquer. »
Les magistrats du groupement proposent de scinder le Conseil en deux selon les différentes attributions : une chambre devra se consacrer à la déontologie et la communication, l’autre à la formation continue et aux affaires disciplinaires. Un organe indépendant devra être chargé de filtrer les plaintes, car « en l’absence de pareil filtre, la porte serait ouverte à des abus inspirés par l’intention de nuire au magistrat auteur d’une décision défavorable ou par l’intention de faire remplacer le magistrat en charge jusqu’à l’obtention d’une décision favorable ».
Les magistrats sur la défensive. L’influence de l’opinion publique et des médias est une des principales préoccupations du groupement. L’approche est singulière : d’une part, il faut faire des efforts de communication et améliorer les contacts avec la presse, car « dans la pratique, ces demandes suscitent beaucoup d’hésitations et de gène en raison de l’absence de repères ». D’autre part, la presse est perçue comme un démon, prêt à tout pour obtenir une information qui mettra l’image de la justice en pièce. « De toute manière, que pouvons-nous, les magistrats, attendre d’une presse politisée comme le sont les médias au Luxembourg, regrette Jean Bour, qui rapportent surtout les incidents qui arrivent au cours d’une affaire pour permettre aux politiciens d’en tirer leur avantage ? »
La question est pertinente. Toujours est-il que le groupement propose au législateur d’introduire deux nouvelles infractions contre les journalistes : l’une pour éviter des pressions exercées sur le travail de la justice et l’autre contre les atteintes à l’autorité des décisions de justice. « La loi ne viserait ni à supprimer la liberté de la presse, ni à fulminer l’infaillibilité de la magistrature, mais seulement à punir les abus de la critique et les outrances jetant le discrédit sur l’institution », écrivent les magistrats dans leur rapport. Il reste que cette initiative est surprenante au Grand-Duché où la presse est, somme toute, très docile en comparaison aux chroniques judiciaires de médias internationaux – ce dont on lui fait aussi le reproche, d’ailleurs.
« Ceci n’est qu’une proposition entre autres, nuance Georges Santer, elle ne fait pas l’unanimité au sein du groupement, comme beaucoup d’autres points. » D’autant plus que diplomatiquement, il n’aurait pas été très judicieux de faire fuir la presse, une alliée plus probable que ne le sont les politiques – même de l’opposition – qui auraient peut-être pu avoir des vues sur un poste au sein du nouvel organe.En principe, la mission de la presse est étroitement liée au principe fondamental de la publicité des débats dans les prétoires. Celle-ci est notamment garantie par la Convention européenne des droits de l’homme et ne sert pas uniquement la soif de scandale du public, comme donne à entendre le groupement dans son rapport, mais à garantir un procès équitable. Dans ce contexte, le Conseil de l’Europe avait publié un rapport en 2006 sur les systèmes judiciaires de 45 des 46 pays membres (d’Land 41/06) et y a noté qu’il y a une nouvelle tendance dans beaucoup de ces pays à s’intéresser au degré de satisfaction des usagers. Dans un souci de maintenir la confiance du public et de démystifier la justice pour la mettre au service du citoyen.
Les magistrats du groupement ne l’entendent pas de cette oreille : le Conseil ne devra pas devenir « l’organe de transmission des griefs et attentes de l’homme de la rue auprès des magistrats (…) Le but de cette institution ne devrait pas être d’amener des magistrats à se soumettre aux pressions de l’opinion publique, d’amener la justice à se vouloir consensuelle, au mieux, conforme aux attentes des faiseurs d’opinion, à défaut. Cette conception des relations entre la justice et le public est erronée et nuisible au bon fonctionnement d’une démocratie. » On peut toujours leur répondre que l’usager de la justice n’en demandait pas tant.
Le rapport a été adressé au ministre de la Justice, les représentants du groupement attendent encore une entrevue. Lors de la réception de Nouvel An, Luc Frieden leur avait déjà assuré qu’il ne comptait pas ouvrir le Conseil de la Justice à des non-magistrats politiciens. Mais de toute manière, « l’interdiction pour un élu local ou national de se porter candidat est insuffisante », insistent les magistrats dans leur document.
Il faudra aussi élaborer en détail les attributions de la nouvelle institution au lieu de « confier à cet organe le pouvoir de s’occuper de tout et de n’importe quoi, à n’importe quel moment. » D’accord pour un Conseil de la justice, mais sous condition qu’il soit strictement indépendant.