Dépassant le seuil de l’ancienne ferme charmante de Lambert Schlechter située au Nord du pays, on à l’impression de s’immerger dans un univers imaginaire, surréaliste, plein de poésie, de musique et de génie. C’est une bibliothèque magique, un lieu mystérieux qui regorge des trésors des quatre coins du monde. C’est beau et fort : autant d’ouvrages rares qui recouvrent toutes les époques et tous les thèmes que l’on puisse imaginer... Quant au créateur de ce petit paradis littéraire, il reflète bien cette atmosphère à la fois fascinante et apaisante dans son apparence peu prétentieuse et sa personnalité accueillante. Pour lui, une existence sans lire ni écrire est inconcevable et n’a pas de sens. « Sans mes livres, ma vie n’aurait pas de contenu, » déclare-t-il en souriant.
L’œuvre littéraire de Lambert Schlechter forme un kaléidoscope de choses différentes et reflète le pêle-mêle de l’existence humaine. L’auteur aborde et mélange toutes les thématiques faisant partie intégrante de la vie : musique, écriture, art, mais aussi sujets intimes, sexualité, politique, religion etc. Cet embrouillement résume l’ambiance qui règne au sein de l’univers original et ambigu de sa nouvelle publication Les repentirs de Froberger, un recueil de portraits qui exprime en quatrains strictes de 32 syllabes des artistes, peintres, musiciens, philosophes qui fascinent l’auteur, selon ses propres mots, « à fond et viscéralement ». « J’ai voulu dresser mon petit panthéon d’hommes extraordinaires et capter un moment crucial de chaque personnalité, » dit-il.
Les repentirs de Froberger nous emmène dans un tourbillon d’impressions et de sentiments duquel le lecteur ne peut pas ressortir intacte et non sujet au vertige. Si on a bien envie de sourire en présence d’une réévaluation des valeurs au sein du portrait de Nietzsche qui ne se présente plus comme grand philosophe moderne, inventeur de la théorie du surhomme, mais se métamorphose en homme ordinaire, sensible et doux qui « voyant que le chiot s’est blessé/ à la patte, il se précipite/ sur l’animal qui geint, et prend/ son mouchoir pour le panser » (page 51), on ne peut pourtant s’empêcher de ressentir un certain malaise et une certaine gêne devant un Robert Walser qui meurt « (...) dans la neige, bouche béante/ filet de salive gelée » (page 13).
L’auteur mêle humour, sarcasme, insouciance et insolence à des thèmes macabres tels que la mort, la souffrance et la violence. Ce paradoxe des évocations nous laisse deviner que cette publication n’est pas seulement un exercice de simple admiration, mais aussi de critique et d’agressivité. Selon l’auteur, « cela fait partie de l’œuvre. Il faut se pencher sur les personnages tant de manière positive que de manière négative ». Une illustration ? Voici le morceau qui illustre Benoit XVI : « les godasses qu’il met sont rouge vif/ il ne se voit pas en sandales/ car c’est pas dans son catéchisme/ que son Dieu était un va-nu pieds » (page 129). N’entend-on pas derrière ce fragment hilarant un sarcasme épineux, voire une provocation mordante ?
Ce chef d’œuvre ne serait pourtant pas le même sans la rencontre prodigieuse du poète avec le peintre Nicolas Maldague qui complète et enrichit chaque quatrain à l’aide d’une image expressive mettant visuellement en valeur l’essence de chaque portrait. Dans Les repentirs de Froberger, images et textes fusionnent pour se redoubler et pour amplifier les impressions du lecteur. Le travail de Maldague n’est pourtant pas simple accompagnement illustratif. Bien au contraire, le peintre intègre ses propres éléments et crée de petits exploits personnels. Les images sont très allusives citant des traits biographiques de chaque personnalité et offrant ainsi une présence incarnée et vivante de chacune. Poète et dessinateur, texte et image, entrent en relation harmonieuse et forment une parfaite complicité et connivence.
Les repentirs de Froberger est une œuvre vivante et spontanée qui ne se replie pas sur soi-même, mais qui invite le lecteur à capturer ses moments de prédilection pour y projeter son propre sens. Auteur et peintre entrent en dialogue étroit avec le lecteur pour ne pas figer les textes dans un moule préconstruit. Chaque lecteur a la possibilité d’apporter une part de soi en fonction de sa propre personnalité, éducation et culture, car dans cet univers étrange, les vers n’ont toujours que le sens qu’on leur prête, rien n’est interdit.
C’est aussi la forme rigoureuse et concise du quatrain en 32 syllabes imposant une concentration de la langue et une syntaxe ciselée, qui prête beaucoup de force et de dynamisme aux poèmes et qui permet au lecteur de ramasser les morceaux qui l’attirent le plus afin de construire ses propres portraits. Le lecteur peut d’ailleurs aussi, si bon lui semble, se contenter de ne contempler que les images en ignorant tout texte écrit. C’est ça le plus beau de ce livre. C’est un espace à dimensions multiples, un texte polysémique et énigmatique qui répond à tous les désirs et fantasmes.