L’interrogation des Nornes, au seuil du Crépuscule, a trouvé en général la réponse qui s’impose en l’occurrence, par rapport au destin des dieux qu’elles se mettent à tisser, par rapport à notre actualité. L’immense majorité des festivals d’été s’est vite trouvée annulée, d’Avignon à Glyndebourne en passant par Bregenz ; celui de Bayreuth a été un des tout premiers, dès début avril, à prendre la décision. Par souci sanitaire, disait Katharina Wagner ; elle ne pouvait pas faire autrement non plus, dans une année où une nouvelle production de la Tétralogie aurait voulu qu’on commençât très tôt les répétitions. Une quinzaine d’heures d’opéra à mettre en place, en scène, par le jeune Autrichien Valentin Schwarz, ça prend du temps, et les protagonistes n’étaient même pas autorisés à voyager. On n’ira donc pas à Bayreuth, quant à la Tétralogie, elle est renvoyée à 2022.
Il est une exception, notable, le festival de Salzbourg. Il aura lieu, rapetissé toutefois, au mois d’août seulement, et moins de cent manifestations (peut-être que le nouveau programme a été publié entretemps). Sans doute que sur les bords de la Salzach il n’était pas question de laisser passer 2020, année du centenaire, sans que retentisse au moins le cri « Jedermann » du haut de la forteresse, « ein Selbstverständliches », suivant Max Reinhardt, créateur du festival avec Hugo von Hofmannsthal. Peut-être aussi que la présidente qu’on dit incarner la symbiose de l’art et du beau monde, et des finances, y est pour beaucoup, ça aurait dû être sa dernière année, ainsi que les efforts des politiques pour encourager la reprise du tourisme culturel. On verra ; d’aucuns craignent, « die Massgaben lesen sich wie eine Bastelanleitung zu einem Ischgl-Inferno II » (Süddeutsche Zeitung, 27 mai 2020).
Retour à Bayreuth qui a le plus à perdre. Le festival, comme la ville et la région. Et il faut dire qu’ils jouent en Franconie de la plus noire malchance. Peu de temps après l’annonce de l’annulation, il y eut celle d’une maladie grave de la Festspielleiterin, heureusement que depuis on a appris que l’état de santé de Katharina Wagner s’est stabilisé ; cela n’empêche qu’elle reste indisponible, et il y fut remédié en rappelant l’ancien directeur (Geschäftsführender Direktor) Hans-Dieter Sense, âgé de 81 ans, à côté de son collègue Holger von Berg, dont le départ est prévu pour la fin mars 2021. L’année prochaine, il doit y avoir un nouveau Vaisseau fantôme, le navire Bayreuth en tout cas semble dans des eaux peu sûres, et à la barre il manque le capitaine, c’est d’autant plus inquiétant que dès maintenant, avec les délais d’engagement, il faut prévoir le 150e anniversaire de 2026.
Elle n’est pas simple, la structure, l’organisation de Bayreuth. Avec la fondation Richard-Wagner, propriétaire des lieux de la colline verte, depuis 1973 ; avec la Bayreuther Festspiele GmbH, fondée en 1985, qui en est la locataire, et se compose, par ordre décroissant en pourcentage, de la Bundesrepublik (29 pour cent), de l’État bavarois (29 pour cent), de la Gesellschaft der Freunde (29 pour cent) et de la ville de Bayreuth (treize pour cent). À quoi il faut ajouter, depuis 2008, la BF Medien GmbH, société filiale de la Bayreuther Festspiele GmbH. Cette dernière, bien sûr, détient le pouvoir de nomination, elle choisit la direction, met à la tête du festival, du moins jusqu’à maintenant et tant que cela s’avère faisable, quelqu’un de la famille Wagner. Un nom qui fait vivre le festival consacré aux œuvres de ce seul compositeur. Avec un budget quand même qui a approché en 2019 les 27 millions. Moins d’un tiers de celui de Salzbourg qui s’est élevé pour la même année à plus de 61 millions. On voit les intérêts économiques. Pour Bayreuth, il faut compter en plus une centaine de millions pour la rénovation, en cours, on s’en est aperçu avec le Festspielhaus à la Potemkine (plus qu’à la Christo dont nous saluons la mémoire).
Après la crise, weisst du, wie das wird ? Qu’en sera-t-il de toute l’entreprise culturelle, et particulièrement des grands événements, de la mondialisation ? Pour en rester à l’opéra, juste ceci : il y a longtemps que les grandes maisons fonctionnent plutôt selon le système « stagione », avec des représentations plus ou moins limitées dans le temps, à la saison (d’où le nom), aux dépens du système « répertoire », et une troupe d’artistes capable de reprendre tels spectacles après des mois, voire des années. Passera-t-on de l’un à l’autre, et on gardera les festivals qui feront exception ; mais il est à gager que de plus en plus (ce qui est déjà amorcé) leurs manifestations se feront en coproduction. Et Salzbourg, pour le tourisme, culturel ou non, pourra toujours compter sur la ville et la région.