Revenir Lundi matin, 11 heures 20. Le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain a rouvert ses portes pour la première fois depuis deux mois. À l’accueil, Isabelle Weis, assise derrière une protection en plexiglas, porte un masque design et salue chaleureusement. Au premier étage, l’exposition monographique de Sophie Jung est à nouveau accessible ; elle sera prolongée jusqu’au 25 octobre. Cette semaine, les autres musées et espaces d’exposition publics et privés sont sortis les uns après les autres de leur léthargie. Le Premier ministre Xavier Bettel (DP) avait annoncé lundi dernier seulement que certaines infrastructures culturelles allaient pouvoir déconfiner dès le 11 mai, en parallèle aux commerces, aux services à la personne et aux sports individuels. La ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) voulait absolument que la culture soit là, pour que le public puisse retourner au musée ou à la bibliothèque en même temps qu’il peut refaire du shopping ou aller chez le coiffeur. La prochaine étape du déconfinement pourrait avoir lieu dès le 1er juin, avec la réouverture du secteur de l’horeca notamment, qui correspondrait aussi à une sorte de reprise des activités du spectacle vivant.
La politique « Il est essentiel que les artistes puissent travailler, estime la ministre vis-à-vis du Land, mais il est aussi élémentaire que le public ne perde pas le lien, l’envie d’aller au spectacle. Tout cela, bien sûr, dans le respect des normes sanitaires. » Déjà aujourd’hui, il serait, selon elle, tout à fait possible de reprendre des répétitions de pièces, dans le respect de ces règles sanitaires pour éviter toute propagation du virus : distanciation sociale d’au moins deux mètres ou port de masques de protection par exemple. Mais le spectacle vivant est le lieu même de l’échange et de la convivialité, comment les faire perdurer dans la distance ? La Volleksbühn a montré avec beaucoup d’espièglerie, dans sa série de spectacles retransmis par streaming, qu’il est impossible d’envisager la passion de Romeo & Juliette s’ils ne peuvent même pas s’approcher l’un de l’autre. Avec un ministère de la Culture très proactif et à l’écoute du secteur dès le début du confinement, à la mi-mars, qui a très rapidement adapté les conditions pour l’obtention des aides pour intermittents et artistes indépendants (le gouvernement a élargi ces conditions jusqu’à fin juin lors de sa réunion en conseil de ce lundi 11 mai), il n’est pas nécessaire d’en appeler louderment au romantisme social ici (« la culture est un produit de première nécessité » titrent de nombreux éditorialistes sur la question). C’est le temps de la rationalité – et de l’imprévu. Déconfiner oui, mais quand et comment ?
Les institutions « Il nous faut absolument faire sortir le théâtre d’Internet », lance, dans une boutade, Claude Mangen, directeur du Mierscher Kulturhaus et, depuis fin avril, nouveau président de la Theaterfederatioun (désormais Fédération nationale des arts de la scène). Le streaming, comme l’expérience « live aus der Stuff », c’était bien pour ne pas se faire oublier durant les deux derniers mois, mais il est temps de rouvrir les maisons, de remonter sur les planches, d’entendre et de sentir les réactions immédiates du public. Pour accorder leurs violons, les institutions publiques et les maisons privées réunies dans la Theaterfederatioun, en collaboration avec les centres culturels régionaux fédérés dans le Réseau, ont tenté de connaître via enquête interne les contraintes, les demandes et les possibilités ou limitations des différentes structures avant d’envisager une reprise.
Elle se fera très certainement en étapes, avec deux dates avancées par le gouvernement en pierres angulaires : un prochain palier de déconfinement annoncé pour le 1er juin et une interdiction de toutes les manifestations réunissant un public nombreux jusqu’à fin juillet. Aujourd’hui déjà, des réunions de jusqu’à vingt personnes sont possibles : il serait envisageable de chanter, de jouer ou de danser seul sur une place publique ou dans un parc devant 19 autres personnes. Mais face aux incertitudes de la mi-mars, les théâtres et salles de concerts ont tout arrêté et tous les spectacles de la saison ont été annulés ou reportés jusqu’à nouvel ordre. Même si la prochaine étape du déconfinement impliquait l’accueil d’un public restreint et socialement distancé, une pièce de théâtre ne s’improvise pas. Il faut classiquement prévoir au moins six semaines de répétitions. Or, les saisons ont toutes été déclarées terminées et les théâtres ne prévoient un retour qu’en octobre, avec une reprise des représentations en septembre. Si « quelque chose » peut se passer sur les scènes avant, ce sera très certainement proche de l’improvisation. Un groupe de travail entre représentants du spectacle vivant et du ministère de la Santé sera mis en place dès lundi pour élaborer les normes d’hygiène qui guideront le secteur ; un tel guide existe déjà pour les infrastructures culturelles qui ont repris le 11 mai. Il y a de tels lignes directrices dans tous les pays voisins ; le Luxembourg serait, selon Tom Leick, le directeur des Théâtres de la Ville, tenté de s’inspirer le plus largement du « Schutzkonzept für Theater-, Konzert- und Veranstaltungsbetriebe » de la Suisse, qui règle les moindres détails en 54 pages.
L’économie Le luxe d’une grande partie des institutions culturelles luxembourgeoises est leur très haut degré de financement public, qui les rend beaucoup moins vulnérables que leurs confrères à l’étranger. Les entrées de la billetterie ne constituent qu’une part modeste de leurs budgets, les frais de personnel fixes sont souvent entièrement couverts par les subventions publiques, que ce soit de la part de l’État ou, pour les deux grands théâtres de la capitale et d’Esch-sur-Alzette ainsi que pour les centres culturels régionaux, des communes. Les équipes sont en télétravail et organisent les annulations ou reports de spectacles, les remboursements ou reports de billets ainsi que les programmations des nouvelles saisons à partir de chez eux. Les théâtres sont désertés, la Rockhal est devenue un hôpital militaire. Alors qu’à l’étranger, des dizaines de théâtres ou de troupes craignent de mettre la clé sous la porte, les grandes structures publiques et parapubliques autochtones semblent relativement sécurisées. Mais est-ce que les budgets peuvent encore être bouclés avec une réduction radicale des jauges, si les normes d’hygiène imposent deux mètres de distance entre les spectateurs et si un théâtre de 500 places par exemple ne pourra plus accueillir qu’une centaine de spectateurs ? « Il est évident que nous allons travailler avec des pertes les prochains mois », estime Carole Lorang, la directrice du Théâtre d’Esch.
Par contre, il en va carrément de la survie des acteurs privés : les petits théâtres associatifs, comme le Théâtre national, le Centaure ou le Tol, et les organisateurs de concerts comme Den Atelier ou des cafés disposant d’une petite scène comme De Gudde Wëllen, sont beaucoup plus précaires. Si leurs maisons sont fermées et leur personnel au chômage partiel, ils vivent dans la crainte de voir leurs ressources englouties par les frais fixes qui ne sont, eux, pas à l’arrêt, comme les loyers, les leasings de matériel, les éventuels prêts. De Gudde Wëllen, rue du Saint-Esprit, est un des principaux points de repère des jeunes mélomanes et fêtards de la capitale, avec une capacité d’une centaine de personnes pour sa salle de spectacles à l’étage. Le bar est donc doublement pénalisé, par l’arrêt de son activité de café et par celui de son activité culturelle. Si les huit employés sont en chômage partiel et l’entreprise a reçu une des aides du ministère des Classes moyennes, les deux gérants ont le statut d’indépendant et ne reçoivent …rien. « On m’a dit que mon activité de programmeur n’était pas interrompue », s’insurge Luka Heinrichs. Alors le Gudde Wëllen a organisé un fundraising faisant appel à son public – 500 personnes ont participé – et, actuellement, une vente aux enchères d’œuvres d’art pour faire entrer quelques fonds tout en gardant l’esprit du lieu. Heinrichs prépare le retour d’une activité culturelle plus régulière pour octobre/novembre, mais a aussi fait une demande auprès de la Ville de Luxembourg pour profiter d’un endroit sur une place publique où il aimerait proposer un bar pop-up avec une petite scène, où des concerts seraient envisageables durant l’été.
Les équipes La crise actuelle met à nu les grandes disparités de statuts dans le secteur, entre les personnels fixes des maisons, qui sont fonctionnarisés ou du moins employés en CDI, et les artistes, créatifs connexes ou techniciens free-lance, qui sont extrêmement précarisés. « Nous voulons absolument recommencer à travailler ! » affirme Peggy Wurth, costumière et scénographe, qui préside l’Aspro (association de professionnels du spectacle vivant), mais que cette reprise va être compliquée : si les spectacles du printemps sont presque tous reportés à l’automne et à l’hiver, ça va bouchonner sur et derrière les scènes. Et il y aura forcément un trou de revenus de plusieurs mois d’inactivité. « Il y beaucoup de gens qui ont des problèmes financiers, et la plupart n’ont pas beaucoup de réserves », raconte Wurth. Parce que même en temps « normaux », les honoraires des artistes frisent souvent le salaire social minimum.
Romain Stammet le prend avec son phlegme habituel. « De toute façon, je voulais me remettre à la peinture, travailler un peu moins », dit-il. Ce Géo Trouvetou de la production assure aussi bien la régie générale de pièces de théâtre que la technique son et lumière, voire les décors. C’est lui que les théâtres appellent lorsqu’il faut accompagner une pièce en tournée et l’adapter aux différentes conditions sur place. Classiquement, le printemps est sa meilleure saison, lorsque le TNL part à Recklinghausen ou le Grand Théâtre en tournée en France. « Mais la plupart du temps, on m’appelle à très courte échéance, contrairement aux équipes artistiques, qui planifient sur plusieurs mois », dit-il. Donc là, c’est le calme plat et, pour toucher des aides, il doit expliquer au ministère de la Culture quels sont ses pertes, alors même qu’il n’avait pas encore de contrat. Pourtant, les tentatives d’offrir du spectacle vivant sur internet ont bien prouvé l’importance des techniciens dans le circuit.
« Les premiers jours de nos répétitions ont été nécessaires pour maîtriser la technique », rigole Luc Schiltz lorsqu’il se souvient de la production virtuelle de Mäcbess de la Volleksbühn à laquelle il a participé dans le rôle-titre. « Et quand la technique ne veut pas, t’es foutu, c’est brutal comme expérience. Mais c’est aussi un nouveau médium, qui permet d’expérimenter de nouvelles formes, même s’il n’est encore qu’à ses tout débuts ». Luc Schiltz est président d’Actors.lu et n’en sait pas encore plus sur la suite du déconfinement, de la reprise des répétitions ou, encore moins, des représentations ou des tournages de films.
Le public Ce qui rend la sortie de crise aussi compliquée, c’est qu’il faut protéger tout le monde : assurer la sécurité et la santé des personnels internes des maisons de production, mais aussi celles des artistes et, dans un deuxième temps, bien sûr celles du public. Si l’offre culturelle peut être à peu près organisée, il en va tout autrement de la demande : Quand le public pourra-t-il revenir et à quel nombre ? Aura-t-il envie de revenir ? Beaucoup de gens ont peur de sortir de chez eux en ce moment. « Il est inconcevable pendant quelque temps encore d’organiser un concert dans le grand hall, avec 6 000 personnes, trois au mètre carré », affirme le directeur de la Rockhal Olivier Toth. Alors il s’est informé sur les normes discutées à l’étranger et a fait des simulations : concerts en configuration assise, avec sièges vides entre spectateurs, ce qui bloquerait la jauge de la grande salle à 580 personnes. Tout le contraire de la communion que le public recherche dans l’expérience du live. Si tout se passe bien, un retour à la normalité serait envisageable d’ici un an peut-être, estiment les fédérations européennes de lieux de concerts. En attendant, des concerts avec des musiciens luxembourgeois en toute petite configuration seraient envisageables dans la petite salle. Pour donner du travail aux artistes et du plaisir au public. Et aussi pour répondre à la demande du ministère de la Culture qui aimerait fournir une offre culturelle de proximité pour les Luxembourgeois en été, si jamais les voyages restent très limités et les vacances au soleil bannies.
« C’est évident que le monde rétrécit en ce moment », constate aussi Carole Lorang. Les grandes tournées des troupes internationales sont annulées, il est difficile de travailler avec des artistes venant de l’étranger, ne serait-ce que des acteurs belges, français ou allemands qui furent déjà prévus dans les distributions des productions in-house. Aux Théâtres de la Ville, on travaille sur la prochaine saison déjà, avec là aussi de nombreuses inconnues. Si les créations propres pourraient migrer du Centaure dans la grande salle du Grand Théâtre, quand est-ce qu’on pourrait y voir un opéra avec chœur et orchestre, des centaines de personnes sur et devant la scène ? « Pas avant novembre », regrette Tom Leick. « Mais nous ne devons surtout pas devenir invisibles ! Nous sommes une industrie créative qui saura toujours s’adapter et innover. »