d’Land : En deux mois, les États-Unis ont enregistré 83 000 morts et 1,37 million de malades du Covid-19, mais aussi 36 millions de nouveaux chômeurs en deux mois. Ailleurs, les chiffres sont comparables, le chômage augmente, l’économie informelle est à l’arrêt, ceux qui travaillaient au noir, ne serait-ce que pour boucler leurs fins de mois, se retrouvent sans aucun moyen financier. La crise sanitaire sera-t-elle suivie d’une virulente crise économique ?
Louis Chauvel : Tout était merveilleux aux États-Unis jusqu’en mars 2020, mais avec Paul Krugman, je n’étais pas le seul à mettre en garde devant l’avènement d’une nouvelle récession, que je voyais venir pour 2018, dix ans après la dernière. Krugman prévoit 25 pour cent de chômage aux États-Unis, soit le niveau des années 1930, pendant la grande dépression, et le fonctionnement erratique du gouvernement Trump risque de transformer ce choc temporaire en une récession longue de plusieurs années.
Le cas des États-Unis nous montre tout un ensemble de facettes sociales du Covid-19, du point de vue des inégalités : il est un révélateur et un accélérateur des problèmes sociaux. La situation du Luxembourg est très différente, mais il faut entendre le signal d’alarme. La société américaine est très fragilisée, avec des déséquilibres forts. L’étude Understanding America de l’Université de Californie, un panel qui porte sur les inégalités et la santé avant même l’épidémie, permet de voir qu’au tout début du virus, les victimes ont été « les mieux connectés », que j’appellerais les « bobos globalisés » des villes-monde, qui voyagent à des congrès ou en vacances [au Luxembourg, les premiers infectés furent les skieurs revenant d’Ischgl et les professionnels du cinéma revenant de la Berlinale, ndlr.]. Le virus s’intéressait aux élites, aux classes aisées, mais dans une deuxième phase, celles-là se sont immédiatement planquées chez elles ou dans leurs résidences secondaires pour se protéger le plus efficacement : à Manhattan, les livreurs déposent les courses chez le doorman en charge de tout désinfecter. Les New-Yorkais qui le pouvaient sont partis en villégiature à Long Island et 17 pour cent des Parisiens sur l’île de Ré ou ailleurs, où l’exposition est bien moindre.
Aux États-Unis, le coronavirus est un exhausteur d’inégalités, avec des disparités de race ou ethno-culturelles extrêmes : les minorités noires ou hispaniques subissent des taux de mortalité doubles de la population blanche à New York et ailleurs. Mais l’appartenance ethno-culturelle est avant tout un révélateur des inégalités sociales : les diplômés d’université ont découvert les joies du télétravail, alors que les livreurs noirs restent des travailleurs exposés, sans choix. Les classes moyennes supérieures ont pu se protéger et les autres ont eu le choix entre la faim, la peur ou le virus, voire les trois à la fois. Toute la population du bas de l’échelle est prise à la gorge économiquement et la crise va l’affamer, dans le sens propre du terme. Cinq pour cent des Américains disent avoir renoncé à manger certains jours, faute d’argent ; vingt pour cent d’entre eux sont sans aucune protection sociale. C’est un cumul inédit des vulnérabilités : si les plus riches accumulent toutes les ressources, l’autre Amérique accumule toutes les difficultés, notamment sanitaires, que le virus apprécie particulièrement : l’obésité, le diabète du type 2, les problèmes cardiovasculaires. Tout cela ronge le tiers inférieur de la société américaine. En deux mois, le virus est devenu un « virus anti-pauvres ».
Cela se vérifie partout sur le globe : dans les pays en voie de développement, les premiers touchés par les conséquences économiques furent les travailleurs au noir, toute l’économie informelle s’étant effondrée. Même au Luxembourg, où il y a moins de travail informel et un système social plus développé, les ONGs s’alarment du fait qu’elles accueillent désormais aux soupes populaires ou dans leurs bureaux d’aides non seulement plus de monde, mais aussi et surtout des gens de populations qui n’avaient jamais eu recours à des aides sociales…
Le Diamond Princess, ce bateau de croisière de plus de 3 700 passagers mis en quarantaine devant Yokohama, nous a appris dès février que la menace virale était à la fois très rapide et en même temps d’une létalité limitée : il y eut 700 malades et seulement une quinzaine de morts. On savait dès lors que ce n’était pas la nouvelle peste qui allait faire disparaître la moitié de la planète. Mais pire que le virus seront ses conséquences socio-économiques, d’une ampleur encore sous-estimée : une crise économique extrême est encore devant nous. Et elle frappe en premier les travailleurs informels, comme vous l’avez dit, et tous ces travailleurs interstitiels. Le Luxembourg est en partie indemne des formes extrêmes d’inégalités, mais les travailleurs précaires ou du secteur gris voient disparaître leur marché. Aux États-Unis, où tout est plus grand, l’envers du décor est toujours plus vite visible ; c’est là un étrange mélange entre le XXIIe siècle et le tiers-monde. Comme ces longues queues de grosses voitures devant les drive-in des soupes populaires, qui montrent le contraste entre un bien-être matériel récemment perdu et la spirale du déclassement. C’est ce qui risque d’advenir en Europe aussi, mais avec un certain décalage. La contagion du virus cache aussi une contagion de la crise économique, une vulnérabilité de masse dont on ne sait pas très bien si les classes moyennes seront protégées.
Vous avez cité les travailleurs informels, mais avec le temps, ces difficultés vont remonter la pyramide sociale pour toucher l’ensemble des emplois les plus instables, le précariat, mais aussi les free-lances qui survivent encore grâce à leur épargne et à la solidarité familiale. Même au sein des classes moyennes diplômées, le phénomène pourrait bien faire son apparition, en particulier dans les jeunes générations qui peinent à trouver un emploi stable et que le chômage de longue durée pourrait priver de ressources durant des mois entiers.
En vingt ans, le taux de risque de pauvreté n’a fait qu’augmenter au Luxembourg, passant de 11,9 pour cent en 2003 à 18,3 pour cent en 2018, ce risque menaçant surtout les monoparentaux et le plus inquiétant étant ce taux de 22,7 pour cent chez les moins de 18 ans (source : Statec). Tous les ménages ne sont pas égaux devant la crise du Covid-19, frappant à nouveau surtout les mères ou pères seuls qui doivent jongler entre télétravail et homeschooling, et n’ont pas forcément les ressources de le faire, ni intellectuelles (tous les parents ne parlent pas les langues de l’école luxembourgeoise), ni matérielles (tout le monde ne peut pas acheter trois laptops neufs pour l’enseignement à distance). Mais il y a aussi une différence notable entre un infirmier ou une caissière, qui continuent de travailler, et ceux qui peuvent travailler de leur jardin ou avoir un congé pour raisons familiales. Ou, comme le disait le ministre de l’Économie socialiste Franz Fayot à la Chambre des députés : le maçon, qui ne pouvait pas travailler de chez lui durant le confinement le plus strict, touchait 80 pour cent de son salaire en étant au chômage partiel, alors que le banquier, qui pouvait télétravailler, continuait à toucher son plein salaire. Donc même ici, où il y a un État-providence très développé, la crise exacerbe les inégalités…
Même au Luxembourg, les inégalités sont loin d’être inexistantes. Il reste que l’État social est actif, et dispose de moyens qui permettent d’éviter les pires aspects de la crise sociale. À peu près tous les résidents ont reçu le matériel de protection minimal, comme les masques ou les tests par exemple. Pour la protection sociale, le Revis n’est pas forcément la panacée, et l’obtenir n’est pas très facile, mais les services sociaux et administratifs luxembourgeois fonctionnent. La situation n’est pas celle de la saturation des services à la française.
Je ne dis pas que le Luxembourg serait une espèce de paradis d’égalité totale, mais il existe ici une conscience forte, peut-être héritée du temps des Mayrisch, qu’on ne peut pas laisser une partie de la population au bord de la route. C’est sur la durée qu’on pourra juger de la robustesse du système luxembourgeois. Si on part de la prévision de Paul Krugman, qui voit une crise longue de cinq ans, le système social et économique va devoir faire face à des tensions croissantes tout en bas de la société, qui vont remonter progressivement. Il s’agit moins de l’achat d’un laptop ou d’une tablette à 300 euros pour faire étudier les enfants que du problème du logement. En l’absence de ressources sur plusieurs mois, de nombreux néopropriétaires fortement endettés, mais aussi certains locataires, vont se retrouver face à d’énormes problèmes de fonds, rapidement, au plus tard d’ici six mois, et durablement. Il faut s’attendre aussi à des écarts générationnels énormes entre certains seniors propriétaires, qui ont pu bénéficier d’importantes plus-values sur leurs biens immobiliers, et les jeunes générations qui, même avec un bon salaire stable, ont eu des difficultés à acheter un bien qui, s’ils devaient le vendre trop rapidement sur un marché très incertain, pourraient perdre gros. Les jeunes adultes sont ici particulièrement vulnérables. Les inégalités ne se limitent pas aux migrants récents ou aux marginaux, mais touchent les catégories intermédiaires. Cela souligne que le Luxembourg est très complexe dans sa diversité.
Quelles pourraient être les implications politiques de cette crise et des inégalités croissantes qui l’accompagnent ? Traditionnellement, ce sont les partis populistes et l’extrême-droite qui profitent des telles crises, mais la gestion très hasardeuse du coronavirus des Boris Johnson, Donald Trump ou Jair Bolsonaro indiquerait le contraire…
Grâce à soixante ans de transformation économique, il n’y a pas eu de paupérisation absolue au Luxembourg comme ailleurs en Europe, mais un standard de vie homogène avec, certes, des inégalités de patrimoine assez extrêmes. Mais les problèmes sociaux, par capillarité, remonteront jusqu’aux classes moyennes elles-mêmes. Des secteurs d’activités protégés peuvent, faute de moyens, se retrouver asséchés. Certains pays déjà déstabilisés comme la France, le Royaume-Uni, les États-Unis ou encore le Sud de l’Europe, ont un profil inquiétant : tout comme les « gilets jaunes », une masse de gens se vivent comme membre des classes moyennes par leurs diplômes, mais décrochent faute d’emploi, et se retrouvent dans des situations économiques inextricables. Cela concerne en particulier maintenant les jeunes adultes. Ce type de tension, on le voit sur l’ensemble de la planète, ou en mentionnant les années 1930, suscite des frustrations porteuses de violence politique. Une déstabilisation de ces catégories intermédiaires n’a jamais été porteuse de raison ou de responsabilité politique. La perte de statut massif de la classe moyenne risque d’intensifier encore les tendances extrémistes et populistes irrationnelles. Dans le cas français, une intensification de la crise de confiance déjà extrême pourrait avoir un effet politique littéralement effrayant. Si le Luxembourg ne connaît guère d’extrémisme en politique, je suis plus inquiet pour ce qui se passe dans les pays voisins, et qui risque là encore d’avoir des effets de contagion.
Dans son livre Man and society in calamity datant de 1942, Pitirim Sorokin prédit que les calamités n’arrivent jamais seules : parmi les « monstres disruptifs », la pandémie arrive généralement en premier, pour préparer la venue de la famine (ou de l’appauvrissement de la société), puis de la guerre ou de la révolution. C’est ce qui nous menace si on ne réagit pas à temps pour protéger la société. Tout un ensemble de fragilités sociales et socio-économiques qu’on n’avait pas anticipées peuvent d’un coup s’amplifier pour précipiter le collapsus. Il faut réfléchir maintenant ensemble et travailler dur pour préparer la société contre les autres calamités annoncées par Sorokin.