Ils sont trois, comme tassés, ou pour le moins décontractés dans leur fauteuil de metteur en scène, le dos tourné au public, devant un rideau rouge fermé sur lequel de grandes lettres blanches signalent « The End ». Avant même que ne commence la dernière soirée de cet Anneau du Nibelungen du Badisches Staatstheater Karslruhe, les trois ont déjà fait leur boulot, on avait emboîté le pas à Stuttgart qui, naguère, avait déjà confié les quatre soirées wagnériennes à quatre metteurs en scène différents. Cela s’appelle alors Ring der Vielfalt, avec un responsable de Rheingold qui ne lâche pas la partition, celui de la Walküre sa tablette et sa webcam, quant à celui de Siegfried, on le dira carrément désinvolte, et sur une scène, on évoquera un penchant pour la déconstruction.
Ils sont trois, et il semble bien qu’ils tiennent beaucoup des modèles ; Tobias Kratzer, le metteur en scène du Crépuscule, a bien étudié ses prédécesseurs, et toute amitié, il les a pris à son compte, en toute complicité, et avec quel succès. Cela lui a valu la semaine passée une belle récompense, le prix allemand du théâtre, intitulé très sérieusement « Der Faust », dans la catégorie « Regie Musiktheater ». À nous, au public, depuis maintenant un an, et il reste deux représentations, le 2 décembre et le 3 février, inspirons-nous de Lavignac, courez-y, cela vaut des heures, car Wagner c’est presque toujours long, six heures en l’occurrence, on ne peut plus passionnantes, distrayantes et riches de réflexion, où d’un coup l’opposition entre fidélité à une lettre, à une musique, et invention se trouve dissoute. Dans le plus grand bonheur.
Ils sont trois, non, il faut dire, elles sont trois, des femmes qui interprètent ces rôles de metteurs en scène, Hosenrollen, disent les Allemands, mais ces femmes, ou ces hommes, on ne sait plus trop, sont les normes qui, au départ du Crépuscule, récapitulent et voudraient connaître la suite, si leur fil ne se rompait pas. Ils/elles seront les filles du Rhin, au dernier acte, avant la fin pour de bon, ou les fins, parce que l’on pourrait s’arrêter à la mort de Siegfried, à celle des Gibichungen, mais on raterait le chant de Brünnhilde. Vous vous rappelez, la catastrophe finale, l’incendie total, le débordement fatal du Rhin. On vous dira plus loin ce qu’il en est à Karlsruhe.
Tout au long du Crépuscule, nos trois larrons essaieront d’intervenir, d’empêcher qu’on n’aille dans le mur. Ce à quoi Wotan non plus n’a pas réussi, il n’est plus là, lui qui annonçait la fin dès le deuxième soir en l’attribuant à Alberich. Alors, n’y aurait-il rien à faire ? Il reste Brünnhilde. Au moins Wagner lui donne le crédit de la prise de conscience : « dass wissend würde ein Weib ». Est-ce suffisant ? Non, aux yeux de Tobias Kratzer, il faut qu’elle agisse. Et à la fin des fins, au petit feu, c’est la partition qu’elle brûle, et comme une magicienne, comme si elle retrouvait ses forces de Walkyrie, elle fait ressusciter les morts. Retour à la case départ, au moment où Siegfried la quitte sur son rocher pour aller vers quels hauts faits, qu’on espère moins catastrophiques. Attention, Wagner lui-même était partagé en fin d’Anneau, qui symbolise d’ailleurs le retour, mais est-ce nécessairement du même ? Soyons optimistes, avec la mélodie qui remonte de la Walküre, mélodie utopique qui contredit le reste, et un autre monde est peut-être possible.
Il y a de la sorte énormément d’ingéniosité dans la mise en scène de Tobias Kratzer (souhaitons-lui le même esprit, la même main l’année prochaine pour son Tannhäuser à Bayreuth). Et ça fonctionne d’un bout à l’autre, ça entraîne, ça emporte (on l’a vu, tous les suffrages). Il a fallu pour pareil coup, le concours de tous. D’une fosse où l’orchestre se montre également alerte, qualité de vivacité qui fait du bien à Wagner du moment qu’on n’y perd rien en densité, dimanche soir, la direction en était assurée par Daniele Squeo. D’un ensemble de chanteurs qui à chaque moment, en plus de leurs qualités vocales, convainquaient tout naturellement de la joie qu’ils prenaient eux-mêmes au jeu.
Dans l’ordre que donne le déroulement, les trois nornes/filles du Rhin, nos larrons, Katharine Tier en tête, qui a été en plus une Waltraute ne ménageant pas sa personne pour convaincre Brünnhilde de rendre l’anneau, Dilara Bastar, An de Ridder, et Agnieszka Tomaszewska pour Woglinde. Une Brünnhilde, Heidi Melton lui a donné une voix de belle ampleur, face à Siegfried, un héros solide, de Daniel Frank. Dans le trio des Gibichungen, Konstantin Gorny a campé un Hagen sombre à souhait, Christina Niessen une Gutrune qui savait toucher ; mais Tobias Kratzer nous a surpris encore avec Gunther, et il avait trouvé dans Armin Kolarczyk l’interprète idéal, d’un Gunther homosexuel refoulé qui fait son outing à la mort de Siegfried. Ils ont tous contribué avec Tobias Kratzer à faire de ce Crépuscule une soirée exceptionnelle, dans les mots du jury du prix : « Trotz der Schwere Wagners gelingt ihm eine Leichtigkeit der Inszenierung, die die Musik scheinbar tanzen lässt ».