Tous trois jeunes lauréats Juventus, dotés d’une forte personnalité, jouant ensemble depuis 2002, ils nous offraient, après nous avoir gratifiés de concerts mémorables, pour commencer leur carrière discographique commune en 2005-2006 un double CD précieux, consacré à l’intégrale des Trios pour piano et cordes de Brahms. Je veux parler de trois figures emblématiques des rencontres estivales cambrésiennes : le violoniste ukrainien Graf Mourja, le pianiste russe Peter Laul et la violoncelliste luxembourgeoise Françoise Groben (qui nous a – hélas ! – quittés, dans la force de l’âge et du talent, en 2011, et à laquelle cette intégrale entend rendre un hommage posthume). Ils ont beau être des artistes de haut vol, des valeurs sûres, brillant individuellement, chacun et chacune de leur côté, en récital, en musique de chambre ou en concerto : tout cela n’empêche pas ces belles âmes d’être liées par une amitié nourrie d’estime réciproque, laquelle donne ici, à la faveur d’une interprétation positive, au dynamisme revigorant et à la bonne humeur contagieuse, d’éblouissants résultats musicaux.
Le premier disque démarre sur les chapeaux de roue avec le Trio op. 101. Optant, avec un choix de tempos idoines, pour une lecture extravertie qui vaut par son généreux panache, et forts – qui plus est – d’un enthousiasme impétueux, les trois artistes s’y révèlent remarquables par la grâce d’un jeu enflammé à l’envi. Sombre nostalgie mâtinée d’envolées lyriques, richesse harmonique, invention à la fois prosodique, contrapuntique et rythmique (les terribles rafales de l’Allegro energico initial !) témoignent de la maturité stylistique du dernier Brahms, et placent cet opus au rang des grands chefs-d’œuvre de la musique de chambre romantique. Or, toutes ces qualités que nous venons d’énumérer sont rendues dans ce trio grandiose avec un art accompli et une maîtrise instrumentale magistrale.
La densité de la pensée et la concentration de la forme font de l’op. 87 une page, elle aussi chef-d’œuvrale et éminemment brahmsienne, lourde qu’elle est d’un romantisme crépusculaire (ah ! ce voile d’ineffable mélancolie qui embue le fascinant mouvement lent !). Et l’on ne peut que s’incliner devant l’intelligence supérieure et la rare imagination avec lesquelles les trois chambristes en façonnent l’expressivité.
Œuvre de jeunesse, comme l’attestent le numéro d’opus, une fougue juvénile certaine et une certaine profusion thématique passablement brouillonne, le très « Sturm und Drang » Trio op. 8, la toute première œuvre chambriste dans la production brahmsienne, fit l’objet d’une révision importante en 1891, soit 37 ans après la version originelle ! Malgré sa facture traditionnelle, il réserve bien des surprises, en alternant moments de tendresse méditative et épisodes de tension dramatique, plages d’intense mélancolie et déferlantes vibrionnantes. Du Brahms tout craché que ce tendre barde nordique faussement bourru, qui, en admirateur, comme son ami Schumann, de Bach, dissimule son émoi sous un impeccable tricotage contrapuntique ! D’une hauteur souveraine comme d’une verve bondissante, l’engagement du trio chambriste équilibre ici aplomb olympien et fièvre romantique, affirmation solennelle et confidence mezza voce.
Initialement écrit pour cor de chasse (Waldhorn) et cordes, le Trio op. 40 bénéficie d’une lecture poétique et nostalgique à souhait. Sommet émotionnel de l’opus par son lyrisme déchirant, baignant dans une sombre atmosphère de recueillement solennel, le mélancolique Adagio mesto réserve la prima voce au violoncelle : l’occasion rêvée pour notre regrettée Françoise, dont le jeu était apprécié bien au-delà de nos frontières, de donner toute la mesure de son merveilleux talent.
Entourée d’amis, « cocoonée », notre violoncelliste est un élément précieux dans la réussite de ce quadruple Brahms épanoui et chaleureux. Alors au sommet de son art, elle apporte une féminine fraîcheur, une épatante distinction, une amoureuse éloquence, qui poussent ses partenaires à donner le meilleur d’eux-mêmes. Pas question, pour autant, de tirer la couverture à soi : on écoute l’autre et, quand la partition l’exige, on sait s’effacer, pour que, seule, triomphe la musique. Aussi les notes s’écoulent-elles comme l’eau frémissante jaillit de la source, tant il y a ici de naturel, de spontanéité. Il y a une telle communion, une telle symbiose entre Graf, Françoise et Peter que l’habitant d’une autre planète qui les entendrait pour la première fois penserait qu’ils jouent ensemble depuis le berceau ! Trio Bravo ! Que dire de plus, sinon que l’on reste, en effet, admiratif devant ce mélange remarquable de force, de poésie et de tendresse, devant le bondissement des scherzos, la franchise des contrastes dynamiques, la sensualité des mouvements lents, la palette de nuances, qui va du pianissimo le plus arachnéen au fortissimo le plus chthonien.
Servi par une belle prise de son, ce double album (qui offre plus de 110 minutes de pur bonheur musical !) est un must pour tout amateur de musique en général, et de musique de chambre en particulier. Un coffret unique en son genre, puisqu’en présentant l’intégrale des trios de Brahms, il témoigne de l’évolution du compositeur, passant d’une opulence démonstrative et tourmentée à une intériorité elliptique et ironique, comme apaisée. Vous aimez Brahms ? Vous adorerez ce Brahms de chair et de sang, peint à grands coups de passion !