Contrairement à ses prédécesseurs à la tête de notre Philharmonique, qui empruntaient volontiers des chemins de traverse, à la faveur d’une politique discographique consistant à exhumer des partitions peu jouées et donc peu connues de compositeurs méconnus ou sous-estimés tels que Pierné, Bloch, Malec, Cras, Gaubert ou Xenakis, Gustavo Gimeno ne craint pas d’affronter une discographie chargée, en clair, de s’attaquer au mainstream en gravant des pages chef-d’œuvrales de grosses pointures comme Ravel, Chostakovitch, Bruckner et, dernière gravure en date, Mahler.
Ne vous fiez pas à sa bouille d’éternel ado frondeur : le maestro espagnol est, à 42 ans, un interprète accompli et aguerri, parvenu au plein épanouissement de ses dons. Si sa fougue ne s’est pas assagie, les années ont apporté une maturité, une profondeur nouvelle à l’ancien musicien prodige, qui avait fait sensation lors de ses débuts au pupitre du Royal Concertgebouw Orchestra, après y avoir occupé le poste de percussionniste.
Mahler, romantique ? Mieux, rectifie Boulez : romancier ! Il est vrai que chacune de ses symphonies écrit un chapitre de son histoire, et, en filigrane, de l’histoire de notre époque. « C’est seulement après avoir connu l’horreur des camps d’Auschwitz, des jungles bombardées du Vietnam, de la course folle aux armements, assurait Bernstein, qu’on peut enfin écouter la musique de Mahler et comprendre qu’elle présageait tout ». Certes, on voit souvent dans sa Quatrième, composée à un moment charnière de son évolution où s’affirme de manière décisive son style comme reflet de sa vie avec ses contradictions autant qu’avec ses aspirations, la célébration du vert paradis de l’enfance, où tout semble fleurer l’allégresse et le bonheur de vivre. Oui, mais c’est un peu court. Comme si l’Eden mahlérien ne portait pas sa part de démoniaque.
Ce qu’a fort bien compris Gimeno. Aussi son Mahler n’est-il pas de ceux qui se livrent d’entrée de jeu. Une seule audition ne permet pas d’en mesurer les richesses profondes. Il faut écouter encore et encore, il faut prendre le temps pour en saisir les finesses d’éclairage, les nuances subtiles, les intentions intériorisées. En fait, tout se passe comme si le titulaire de l’OPL abordait ce monument du grand répertoire avec une élégante équanimité, gage d’une lecture indulgente et pacifiée, lumineuse et vivifiante, faite de bonne humeur et de bonhomie, frappée au sceau d’un savant panachage entre sensuelle nonchalance et intime mélancolie, le tout à coups d’articulations ductiles, d’élans lyriques fluides et de couleurs chatoyantes.
On admire la gaieté effervescente qui estampille cette Quatrième, les allègres joutes contrapuntiques entre flûtes et bassons, hautbois et clarinettes. Mais le plus beau, le summum, c’est incontestablement le somptueux Adagio, qui déroule comme en rêve son tapis mordoré et placide, une « musique des sphères » métaphysique d’une ferveur quasi religieuse, une vision du Paradis à la fois radieuse et douloureuse, un moment sublime d’alanguissement et de spleen, qui trouve sous la baguette du hidalgo Gimeno son climat recueilli, son lyrisme déchirant. Enfin, que dire du Finale frais et angélique dans lequel cette merveilleuse partition atteint son point d’orgue sinon que c’est le cheminement vers un « Himmlisches Leben » forcément céleste ? GG a confié ce Lied à une cantatrice on ne pouvait rêver plus appropriée, en l’occurrence la soprano suédoise Miah Persson, dont la voix limpide comme une source de montagne, portée qu’elle est par la pureté cristalline d’un timbre éthéré et acidulé auquel s’ajoute un art confondant du cantabile, est en parfait accord avec des cordes irisées.
En complément de qualité, la gravure du poignant premier mouvement du Quatuor avec piano, dans l’orchestration de Colin Matthews, un « Nicht zu schnell » aux accents brahmsiens voire brucknériens, surtout, une page d’un jeunot de seize ans, attachante par ses élans de passion ardente et de grâce élégiaque, si viscéralement « mahlérienne » déjà, bien que restée inachevée. « La musique de Mahler reflète nos rêves fantasques, lors de l’endormissement, quand la cruauté du réel et la consolation de l’impossible s’interpénètrent : c’est dire combien il est difficile de ne pas la trahir », avertit Philippe Herreweghe, grand Mahlérien devant l’Éternel. Or, non seulement la présente gravure ne trahit pas la musique de Mahler, mais elle la révèle et l’illustre avec une évidence et une poésie qui nous plongent dans l’émerveillement.